Alors
que le Gripen fait régulièrement, pour le meilleur et pour le pire, la une des divers titres de la presse helvétique, il paraît judicieux de
revenir sur la genèse de l’avion de combat suédois, pour l’instant vainqueur de
la compétition l’ayant opposé au Rafale français et au Typhon européen.
Adrien
Fontanellaz 2012
Baril,
lance, dragon et tonnerre ; Les chasseurs SAAB durant la guerre froide.
Le gouvernement suédois se
soucia relativement tôt de pouvoir équiper, au moins partiellement, son armée
avec du matériel produit localement; à certaines périodes, jusqu’à 70% de
l’armement des forces suédoises fut conçu et produit dans le pays. La création
de la société SAAB (Svenska Aeroplan
Aktiebolaget) en 1937 traduisit cette volonté dans le domaine aéronautique.
Le premier appareil intégralement développé par la nouvelle compagnie fut le
J-21, un chasseur-bombardier qui
effectua son premier vol le 30 juin 1943. La conception de l’appareil était novatrice,
car il était doté d’une hélice propulsive, ce qui permettait certes de placer
l’armement dans le nez de l’avion, mais contraignit les ingénieurs suédois à
concevoir un siège éjectable pour le pilote. Cette configuration eut aussi
l’avantage de faciliter par la suite un changement radical de la motorisation
du chasseur, qui se vit équipé d’un réacteur. Le J-21 fut suivi par un autre
avion bien plus ambitieux, le J-29, qui vola pour la première fois le 12 septembre
1948. A l’évidence, SAAB continuait à innover ; il s’agissait en effet du
premier avion à réaction pourvu d’ailes en flèche à entrer en service en Europe.
Ce chasseur équipa l’aviation d’un autre pays neutre ; l’Autriche. L’appareil suivant, le Lansen (lance), fit
son vol inaugural le 3 novembre 1952. Contemporain du Hunter qui équipa les
troupes d’aviation suisses, et doté de performances similaires, il fut produit
à 456 exemplaires en trois versions principales, mais ne fut jamais exporté.
Avion
|
Premier vol
|
Nombre produit
|
Pays utilisateurs
|
J-29
Tunnan
|
12
septembre 1948
|
N/A
|
Suède,
Autriche
|
J-
32 Lansen
|
3
novembre 1952
|
456
|
Suède
|
J-35
Draken
|
25
octobre 1955
|
644
|
Suède,
Autriche, Danemark, Finlande
|
J-37
Viggen
|
8
février 1967
|
329
|
Suède
|
SAAB-105
|
18
juillet 1963
|
160
|
Suède,
Autriche
|
Le Draken (dragon) fut
peut-être le plus connu de la lignée des chasseurs produits en Suède, grâce à
sa silhouette caractéristique due à ses ailes en double delta. Le nouvel
avion, manœuvrable et conçu pour opérer depuis des pistes courtes, fit son vol
inaugural le 25 octobre 1955. Il s’agissait d’un chasseur de la classe Mach 2,
le pendant nordique du Mirage III français ou du F-104 américain. Il rencontra
plus de succès à l’étranger que ses prédécesseurs, puisqu’il vola sous les
cocardes danoises, finlandaises et autrichiennes. Le Draken fut suivi par le
Viggen (tonnerre) qui vola pour la première fois le 8 février 1967. Construit à
329 exemplaires en cinq versions différentes, l’appareil se caractérisait par
sa conception en tant qu’élément d’un système qui comprenait aussi le réseau de
défense aérienne, des simulateurs dédiés à la formation des pilotes et à son
support logistique. Il convient enfin de mentionner le SAAB 105, un avion-école
à réaction capable de mener des missions d’attaque légère, qui fit son premier
vol le 18 juillet 1963 et fut également exporté en Autriche.
Ainsi, contrairement à la Suisse qui abandonna ses projets de développement
de chasseurs endogènes, à l’image du P-16, la Suède continua à soutenir une
industrie aéronautique nationale dont l’activité principale restait la
fourniture d’avions de combat à sa force aérienne. Cette autonomie n’était
pourtant pas totale car il était impossible pour un pays de cette taille de
maîtriser l’ensemble des domaines nécessaires à la construction et à l’armement
d’un avion de combat. Les Suédois durent ainsi produire sous licence des
réacteurs d’origine britannique ou américaine afin d’assurer la motorisation de
leurs chasseurs. Cette dépendance brida les velléités d’exportation de ces appareils,
car elle donnait à des gouvernements étrangers un droit de regard, voire de
véto, sur d’éventuelles ventes conclues par les Suédois. Dans les faits, avant
l’apparition du Gripen, SAAB engrangea la majorité de ses succès à l’export
dans deux autres pays neutres ; l’Autriche et la Finlande. La possession
par ce pays scandinave de sa propre industrie offrait cependant un atout
majeur ; pouvoir équiper son armée de l’air avec des appareils taillés sur
mesure en fonction de sa doctrine d’emploi.
J-29 (Brorrson via wikimedia) |
La Svenska flygvapnet
Etat neutre depuis 1814, la Suède ne s’attendait
pas à constituer l’objectif prioritaire d’une offensive de grande ampleur
lancée par les forces du pacte de Varsovie. Néanmoins, en cas de guerre
conventionnelle opposant le pacte à l’OTAN, son territoire aurait représenté une
zone de transit attractive pour les forces belligérantes comparé aux
itinéraires contournant la Suède, et ce tout particulièrement sur le plan
aérien. Les efforts consentis dans la défense du pays furent, compte tenu de sa
taille, très importants tout au long de la guerre froide. Tout citoyen mâle était
astreint au service militaire, qui s’échelonnait sur une durée de 8 à 15 mois,
avant de passer dans les réserves jusqu’à l’âge de 47 ans, où il participait à
des périodes de rafraichissement. Mobilisée, l’armée était répartie entre une
armée de campagne forte de 21 brigades à laquelle s’ajoutaient des forces
territoriales. L’équipement de la troupe était dispersé sur tout le territoire
dans plus de 5'000 dépôts. La flygvapnet
(force aérienne) jouait un rôle fondamental dans les plans de défense suédois.
A la fin de la guerre froide, celle-ci alignait
plus de 400 avions de combats répartis, en temps de paix, entre 20 escadrons et
demi, soit onze escadrons de chasse, six et demi d’attaque et trois de
reconnaissance. Chacun de ceux-ci était fort de huit à douze appareils. Il
s’agissait d’un effectif important car proche de celui aligné par des pays bien
plus peuplés, comme la France ou la Grande-Bretagne. La flygvapnet avait pour mission la surveillance des frontières, la
défense aérienne du territoire, la reconnaissance stratégique et tactique,
l’attaque d’une force d’invasion ennemie et, plus marginalement, le soutien à
l’armée de terre. Géographie et perception de la menace oblige, l’aviation
suédoise avait investi beaucoup d’efforts dans le développement de ses
capacités de frappe antinavires. La flygvapnet
avait aussi mis en place des pratiques originales afin de maximiser
l’efficacité de ses ressources limitées comparées à celles dont disposait
l’aviation soviétique dans la région. De gros efforts furent consentis pour
permettre de raccourcir le temps nécessaire au réarmement d’un avion entre deux
missions ; un Viggen de fin de production aurait ainsi pu théoriquement
mener onze missions sur une période de 24 heures. Dans le même temps, les
procédures furent simplifiées et les matériels adaptés afin de permettre à un
nombre réduit d’appelés chargés de la maintenance et du ravitaillement des avions
de mener leur mission à bien. Ceci répondait à des impératifs de coût, mais
aussi au fait que le vivier démographique dans lequel la flygvapnet pouvait recruter était limité. In fine, les Suédois parvinrent à un ratio de personnel au sol par
avion inférieur de moitié à celui de l’US
Air Force.
Sur le plan tactique, les pilotes de chasse
avaient pour instruction d’éviter d’engager l’ennemi en combat rapproché, mais
plutôt de frapper celui-ci à distance au moyen de leurs missiles guidés par
radar avant de rompre l’engagement. Le même souci de limitation des pertes
expliquait que les avions chargés d’attaquer des vaisseaux devaient également
privilégier le tir d’armes guidées à distance de sécurité, afin de limiter leur
exposition aux défenses anti-aériennes ennemies. L’ensemble des opérations
aériennes était soutenu par le Stril
(contrôle tactique et de défense aérienne) 60, un réseau intégré comprenant
notamment quarante stations de radars terrestres et 1300 postes d’observations
occupés par des guetteurs. Afin de survivre à une attaque de grande envergure,
la flygvapnet avait aussi développé,
dès les années cinquante, un vaste réseau de bases aériennes secondaires de
manière à pouvoir y disperser ses unités, compliquant d’autant la tâche d’un
éventuel assaillant cherchant à clouer au sol l’aviation suédoise. En 1990, celle-ci
disposait ainsi de plusieurs centaines de pistes réparties entre ses bases
principales, ses bases de réserves et les infrastructures civiles. Une base de
réserve typique comprenait alors, selon le standard BAS 90, une piste principale
de 2000 mètres et quatre pistes secondaires de 800 mètres, ces dernières étant souvent
des sections d’autoroute spécialement élargies et renforcées.
J-35 Draken (Joshua06 via wikimedia) |
La genèse
du Gripen
A la fin des années
70, la flygvapnet s’attela à définir les
spécifications d’un nouvel appareil destiné remplacer à terme les Draken et les
Viggen. Il n’s’agissait alors pas, pour les militaires suédois, de disposer de
l’appareil le plus performant possible dans l’absolu, mais de s’équiper d’un
avion correspondant à leurs besoins opérationnels, ces derniers découlant de
leur doctrine bien spécifique. Le nouveau chasseur devait être capable d’atteindre
une vitesse maximale de Mach 2, d’opérer depuis des terrains courts et son
entretien devait être simple, afin de permettre à des réservistes de le réarmer
rapidement entre deux missions. Une autre contrainte majeure pesa sur la
conception de l’appareil. La flygvapnet,
comme les autres forces aériennes européennes, vit ses effectifs décliner considérablement
depuis le début des années soixante. Vingt escadrons et demi, soit près de 400
avions, disparurent ainsi de son ordre de bataille entre 1960 et 1990. La
hausse conséquente du prix à l’unité des avions de combat d’une génération à
une autre associée à celle des coûts de fonctionnement de la force aérienne
contribuaient lourdement à cette tendance structurelle à la diminution des
effectifs. En effet, si la part du PNB consacrée à la défense était passée de
3.3 % en 1974 à 2.5 % en 1990, le budget en terme réel avait, du fait de la
croissance économique du pays, augmenté de 7 % entre ces deux dates.
Afin de limiter au maximum les coûts de l’avion, à
l’achat puis lors de sa carrière opérationnelle, les Suédois optèrent pour un
appareil multi-rôle, alors que jusque à ici, ils avaient aligné plusieurs
versions spécialisées d’un avion donné. De plus, les coûts de mise en œuvre
devaient être réduits de 60 % comparé à ceux du Viggen. L’économie en personnel
qualifié en sol en résultant correspondait aussi à la difficulté croissante que
rencontrait de plus en plus la flygvapnet
pour disposer d’un nombre suffisant de mécaniciens. En 1981, un consortium
associant les principaux acteurs de l’industrie aéronautique nationale vit le
jour sous le nom de IG JAS, dans le but de développer les divers composants de
l’avion. Une année plus tard, le gouvernement suédois arbitra définitivement en
faveur d’un projet développé localement au détriment de l’achat d’un jet
étranger, et passa commande au consortium de cinq prototypes et 30 appareils de
série.
Les différentes contraintes financières et
opérationnelles ayant pesé sur la définition de l’avion imposèrent le développement
d’un mono-réacteur léger. Ce choix avait pour inconvénient de limiter la charge
utile et l’autonomie, mais il s’agissait du prix à payer pour pouvoir répondre
aux exigences émises par les autorités suédoises. Par contre, cette même petite
taille avait l’avantage de réduire la signature radar de l’appareil. L’architecture
de l’avionique devait être modulaire, afin de faciliter les évolutions et
adaptations ultérieures du système d’arme. L’utilisation de commandes de vol
électriques permit aux ingénieurs de concevoir un avion plus instable que ses
prédécesseurs. La mise au point de ces dernières allait cependant s’avérer difficile.
Elles furent progressivement testées sur un Viggen servant de banc d’essai à
partir de 1983, avant que le premier prototype du Gripen ne sorte d’usine en
avril 1987 et ne s’envole pour la première fois en décembre 1988. Il s’écrasa
cependant trois mois plus tard à la suite d’un défaut du logiciel associé aux commandes
de vol électriques. Ces défaillances furent résolues avec l’aide de sociétés
américaines plus expérimentées mandatées par le consortium suédois, mais le
programme dans son ensemble subit une année de retard. Le second prototype vola
à son tour en mai 1990 et une commande pour 96 avions fut confirmée en 1992.
Cependant, un autre appareil s’écrasa en août 1993, le pilote ayant été victime
de la sensibilité excessive du manche à balai. Un peu moins d’une année plus
tard, cinq prototypes et deux appareils de tête de série avaient été produits.
Le premier escadron de la flygvapnet équipé de Gripen A fut activé le 1er novembre
1997. Si l’appareil correspondait parfaitement au concept doctrinal pour lequel
il avait été conçu, le changement de paradigme que fut la fin de la guerre froide
ne tarda pas à avoir un impact sur son développement ultérieur. En effet, la
Suède, à l’image des autres nations occidentales, ne tarda pas à encaisser les
dividendes de la paix sous la forme d’une diminution du budget consacré à ses
armées. Hors, ces dernières étaient de très loin le client principal de
l’industrie de défense suédoise. Il devint vite évident que les commandes de
Gripen de la flygvapnet risquaient de
ne plus suffire pour garantir la pérennité de SAAB, et qu’il fallait
impérativement vendre l’appareil à l’étranger pour pallier à la baisse des
commandes de l’état. Le gouvernement suédois, soucieux de conserver les savoir-faire
industriels développés au fil des décennies précédentes, soutint cette
évolution en passant commande, dès 1997, de 64 Gripen C et D. Il s’agissait là
d’une nouvelle version adaptée aux standards otaniens en matière d’avionique,
de communication et d’armement, équipée d’une perche de ravitaillement en vol,
destinée à faciliter les opérations de la flygvapnet
au sein d’une coalition, mais aussi à exporter plus facilement le Gripen
vers des pays membres de l’Alliance atlantique. SAAB s’associa également avec
British Aerospace Systems, principalement pour faciliter la commercialisation
de son produit phare, avec un certain succès, puisque le Gripen C/D est entré à
ce jour en service au sein de quatre forces aériennes. Par contre, de manière
surprenante, aucun des anciens clients de SAAB ne se porta acquéreur de
l’appareil, l’Autriche optant par exemple pour des Typhon afin de remplacer ses
Draken, après avoir assuré l’intérim avec des F-5E loués en Suisse. Les Suédois
initièrent ensuite le développement d’une version alourdie de l’avion, le
Gripen NG, afin de rapprocher ses performances de celles affichées par ses
rivaux de même génération sur le marché, à l’image du Typhon et du Rafale.
Grâce à une nouvelle motorisation et à des modifications structurelles,
l’appareil gagna en autonomie et en capacité d’emport.
Gripen D hongrois (Adrian Pingstone via wikimedia) |
Exportations du Gripen C/D
Pays
|
Nombre d’appareils commandé
|
Afrique
du Sud
|
26
|
Tchéquie
|
14
|
Hongrie
|
14
|
Thaïlande
|
12
|
Au vu de cette histoire, il n’est donc guère
surprenant que le Gripen NG se soit avéré à la fois moins cher et moins
performant que ses deux autres rivaux durant la compétition initiée par la
force aérienne helvétiques pour remplacer ses F-5E. Ironiquement, la doctrine
des troupes d’aviation suisses durant la guerre froide avait certaines
similitudes avec la flygvapnet, et la
première aurait sans doute émis des spécifications proches de la seconde si
elle avait eu le loisir de définir elle-même les caractéristiques d’un appareil
destiné à remplacer ses Hunter, F-5 et Mirage III au début des années 80.
Bibliographie
Slavomir Goldemund, JAS-39
Gripen Swedish Multirole Fighter, CMK, 2007
Richard A. Bitzinger, Facing the Future, the Swedish Air Force, 1990-2005, RAND, 1991 Discussion sur le Gripen sur le forum du Air Combat Information Group, consulté le 10 décembre 2012
http://www.militaryfactory.com/aircraft/detail.asp?aircraft_id=67, consulté
le 5 décembre 2012
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