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samedi 1 décembre 2012

Flugzeugträger


L’absence de porte-avions figure souvent en bonne place dans la liste des erreurs stratégiques commises par le IIIe Reich durant sa brève existence. Le but de cet article est d’explorer cette idée plus en avant en tentant de déterminer quel impact aurait pu avoir ce type de bâtiments jusqu’à l’entrée en guerre des Etats-Unis. Ce genre d’essai est bien sûr hautement discutable, car toute modification d’un événement historique ouvre un nombre de possibilités qui s’accroit exponentiellement au fur et à mesure que l’on s’éloigne du point de divergence, pour devenir rapidement infinies. Cet article ne se veut donc que comme une réflexion sur les effets potentiels induits par la présence hypothétique de porte-avions au sein de la Kriegsmarine.

                                                                                Adrien Fontanellaz 2012

   Historiquement, le réarmement naval allemand débuta avec la commande de six croiseurs légers et trois Panzerschiff sous la république de Weimar. Il s’agissait alors de remplacer une partie des bâtiments obsolètes hérités de la Kaiserliche Marine.  L’arrivée des nazis au pouvoir accéléra un mouvement déjà entamé, avec la mise sur cale des cuirassés Gneisenau et Scharnhorst en mai et juin 1935 respectivement. Une autre commande suivit en 1936 pour cinq croiseurs lourds, deux porte-avions et deux cuirassés. Le 1er septembre 1939, la Kriegsmarine alignait deux cuirassés, trois Panzerschiff, un croiseur lourd, six croiseurs légers et 21 destroyers.

Principaux navires de surface allemands entrés en service, hors destroyers et croiseurs légers
Nom
Type
Artillerie principale
Entrée en service
Admiral Scheer
Panzerschiff
6 x 28cm
12.11.1934
Deutschland
Panzerschiff
6 x 28cm
01.04.1935
Admiral Graf Spee
Panzerschiff
6 x 28cm
06.01.1936
Gneisenau
Cuirassé
9 x 28cm
21.05.1938
Scharnhorst
Cuirassé
9 x 28cm
07.01.1939
Admiral Hipper
Croiseur
8 x 20.3cm
24.09.1939
Blücher
Croiseur
8 x 20.3cm
20.09.1939
Prinz Eugen
Croiseur
8 x 20.3cm
01.08.1940
Bismarck
Cuirassé
8 x 38cm
24.08.1940
Tirpitz
Cuirassé
8 x 38cm
25.02.1941

   La plupart de ces vaisseaux avaient des caractéristiques particulières comparées à celles des bâtiments en service dans d’autres marines ; d’une part parce que la Kriegsmarine avait conçu certains navires en fonction de besoins spécifiques, et d’autre part parce que l’Allemagne était libre des contraintes techniques imposées par le traité de Washington aux autres puissances. Ainsi, les Panzerschiff étaient une classe de vaisseaux conçue pour la guerre de course, alliant grande autonomie, vitesse et puissance de feu au détriment de leur protection, alors que les croiseurs lourds de la classe Admiral Hipper avaient un tonnage supérieur d’environ un tiers aux croiseurs lourds américains, français et britanniques. Enfin, le programme de porte-avions comprenait initialement deux bâtiments, les Flugzeugträger A et B. Le premier, baptisé par la suite Graf Zeppelin, fut mis sur cale à la fin de l’année 1936, suivi par le Flugzeugträger B en automne 1938. Ce dernier aurait été destiné à recevoir le nom de Peter Strasser.
Le Graf Zeppelin en juin 1940 (wikimedia)
   Le Graf Zeppelin et son sistership devaient avoir un déplacement standart de 23'200 tonnes et emporter un équipage de 2026 hommes. Leur vitesse maximale était de 33 nœuds et le rayon d’action devait atteindre 19'000 miles à une vitesse de 16 nœuds. Ces bâtiments auraient emporté la machinerie la plus puissante de tous les vaisseaux allemands. Ils disposaient d’un armement en casemate de 16 canons de 15cm, prévu pour leur permettre d’affronter des navires ennemis. L’artillerie anti-aérienne était composée d’une douzaine de pièces de 10cm, secondées par des batteries de 3.7cm et 2cm. Les deux navires devaient emporter un groupe aérien de 43 avions, soit 10 chasseurs, 20 bombardiers-torpilleurs et 13 bombardiers en piqué. Les deux porte-avions firent partie des vaisseaux dont la construction fut abandonnée à la suite de l’entrée en guerre du IIIe Reich, en compagnie de deux croiseurs lourds. La construction du Flugzeugträger B était alors loin d’être achevée, mais la Deutsche Werke Kiel AG estimait que le Graf Zeppelin aurait pu être mis en service à la fin de l’année 1939. Parallèlement, la mise au point de versions navalisées du chasseur Bf-109 et du bombardier en piqué Ju-87 était en cours d’achèvement, alors qu’un bombardier-torpilleur, le Fiesler Fi-167, avait été développé. A l’entrée en guerre, le premier groupe embarqué, le Trägergruppe II/186 avait déjà débuté son entraînement sur Bf-109T et Ju-87C.
  Avant d’émettre des hypothèses quant au nombre de porte-avions qu’aurait pu engager l’Allemagne durant la période 1940-1941, il convient de revenir sur au moins trois contraintes qui pesaient sur la Kriegsmarine durant la seconde moitié des années 30. La première était matérielle ; les constructions en cours occupaient déjà la plupart des grands chantiers navals, et il n’existait pas de grandes marges de manœuvre pour mettre sur cale d’autres grands bâtiments en parallèle avec ceux déjà commandés. De plus, la marine devait également compter avec les gigantesques besoins en matière première induits par la rapide montée en puissance de la Heer et de la Luftwaffe. La seconde était doctrinale ; le courant de pensée majoritaire au sein de la Kriegsmarine, incarné par l’amiral Reader, son commandant en chef, cherchait à reconstituer une flotte de surface équilibrée apte à combattre frontalement au moins la marine française alors qu’une autre école, minoritaire, menée par Dönitz, voyait dans la guerre au commerce au moyen de l’arme sous-marine la meilleur option disponible pour le pays. Enfin, troisième contrainte, l’aviation embarquée était dans les années 30 une arme encore naissante, et elle n’atteignit sa pleine maturité que durant le second conflit mondial. De ce fait, il était extrêmement délicat pour un état-major de définir précisément son potentiel exact, et ce d’autant plus que les technologies aéronautiques évoluaient alors très rapidement. La présence de canons de 15cm destinés à la lutte contre des cibles de surface sur les Flugzeugträger A et B est une bonne illustration de ces incertitudes. En règle général, au milieu des années trente, les porte-avions étaient vus comme des auxiliaires au service des cuirassés. Il ne s’agissait pas là d’un conservatisme irrationnel de la part des officiers de marine, mais bien d’une réalité; les avions en service en 1935 auraient eu toutes les peines du monde à couler un cuirassé en pleine mer. Rappelons également que même en 1945, le Yamato, dont la fin symbolisa la disparition du cuirassé, coula à la suite d’une attaque menée par plusieurs centaines d’avions embarqués de l’US Navy. De tels chiffres étaient simplement inimaginables une décennie auparavant.
   A la lumière de ces contraintes, trois hypothèses plus ou moins plausibles peuvent être envisagées quant au développement et à la mise en service de porte-avions opérationnels à temps pour combattre contre l’Angleterre entre 1940 et 1941 et dont la construction aurait donc dû débuter entre 1935 et 1937 au plus tard. Dans la première, le Graf Zeppelin seul aurait été achevé, alors que dans la seconde, les  Flugzeugträger A et B auraient été commandés puis mis en service simultanément. Enfin, troisième hypothèse, non seulement la Kriegsmarine aurait mené à bien la construction des Flugzeugträger A et B, mais elle aurait aussi mis sur cale deux autres porte-avions en lieu et place des Bismarck et Tirpitz. Cette dernière hypothèse est très improbable ; en effet, aucune marine n’avait renoncé aux cuirassés au bénéfice des porte-avions durant les années trente. La Kriegsmarine aurait donc théoriquement pu disposer de deux Flugzeugträger opérationnels entre la fin de 1940 et le début de 1941. Partir du principe que ces navires aient pu être réellement opérationnels à ce moment reste cependant extrêmement optimiste, car il aurait fallu un véritable miracle pour permettre aux Allemands de rendre leurs groupes embarqués réellement aptes au combat aussi rapidement, alors que leurs homologues des autres marines avaient eu deux décennies pour élaborer procédures et doctrines d’emploi.
   Afin de pouvoir esquisser l’impact potentiel des Graf Zeppelin et Peter Strasser sur le cours de la guerre navale à partir du début de 1941, il importe de déterminer l’équilibre des forces entre la Kriegsmarine et la Royal Navy, en partant du principe que l’existence même des deux navires n’ait pas eu d’impact sur le déroulement historique des opérations depuis le début de la guerre. Au début de 1941, la supériorité britannique en navires de ligne restait marquée ; elle alignait plus du double de cuirassés ou de croiseurs de bataille que les marines italiennes et allemandes réunies. Ses navires étaient cependant en moyenne de construction plus ancienne que leurs homologues de l’Axe. La supériorité anglaise était moins évidente en matière de croiseurs lourds, surtout si l’on inclut les Panzerschiff, en pratique des croiseurs surarmés, dans cette catégorie.

Principaux navires de ligne allemands, italiens et anglais historiquement en service au 1er janvier 1941.
Kriegsmarine
Regia Marina
Royal Navy
Cuirassés et croiseurs de bataille
3
3
15
Panzerschiff
2
_
_
Croiseurs lourds
2
7
15


   A leur entrée en guerre, les Britanniques disposaient de sept porte-avions. Les croiseurs de bataille convertis  Furious, Courageous et Glorious, l’Eagle et l’Ark Royal, et enfin les petits Hermes et Argus. Les Courageous et Glorious furent coulés par les Allemands en 1939 et 1940, mais ces pertes ne tardèrent pas à être comblées par l’entrée en service en 1940 de l’Illustrious et du Formidable, tous deux équipés d’un pont blindé. La Royal Navy disposait donc toujours de sept porte-avions en janvier 1941. La nécessité de consacrer un de ces bâtiments à l’entraînement des nouveaux pilotes ainsi que les opérations d’entretien courantes garantissaient qu’ils étaient rarement disponibles en même temps. De plus, faire face à la Kriegsmarine n’était pas la seule tâche de la Royal Navy, car elle était aussi contrainte de garder des moyens importants en Méditerranée afin de contenir la Regia Marina. Ainsi, au mois de novembre 1940, les cuirassés Barham, Malaya, Valiant, Warspite, Ramillies et Renown opéraient sur ce théâtre, soutenus par les porte-avions Ark Royal, Illustrious, et Eagle, ce dernier alors victime de problèmes de machines. Compte tenu de ces nécessités, les Anglais auraient théoriquement pu disposer de trois à cinq porte-avions dans l’Atlantique pour faire face aux deux Flugzeugträger allemands. Pour compléter cette évaluation des forces en présence, il convient de prendre en compte les bâtiments qui entrèrent en service durant l’année 1941. Il s’agissait, pour les Britanniques, d’un nouveau porte-avions, le Victorious, et d’un deuxième cuirassé de la classe King Georges V ; le Prince of Wales. Les Allemands allaient mettre en service le Tirpitz, et les Italiens achever de remettre en état deux  cuirassés endommagés lors du raid britannique sur Tarente.
Fairey Fulmar (wikimedia)
   Les groupes embarqués des deux marines, raison d’être des porte-avions, auraient été relativement comparables. La Fleet Air Arm disposait de bombardiers-torpilleurs Fairey Swordfish, de bombardiers en piqué Blackburn Skua, et de chasseurs Gloster Sea Gladiator et Fairey Fulmar. Il s’agissait d’appareils anciens ou peu performants comparé aux Bf-109T et Ju-87C allemands, mais, à l’exception du Sea Gladiator, ils avaient été conçus comme avions embarqués. Ainsi, complètement surclassé par le Bf-109 en combat aérien, le Fulmar avait par contre une grande autonomie et sa configuration biplace permettait au pilote d’être assisté par un navigateur, et pour ces raisons, était bien mieux adapté à un usage maritime que son rival allemand. Les groupes embarqués britanniques auraient aussi été avantagés par leur plus grande expérience en matière aéronavale.

Porte-avions britanniques en service au début de 1941
Nom
Déplacement
Groupe embarqué
Furious
22'500 tonnes
33 avions
Argus
14'000 tonnes
15 avions
Eagle
22'600 tonnes
22 avions
Hermes
10'850 tonnes
12 avions
Ark Royal
22'000 tonnes
54 avions
Illustrious
23'000 tonnes
33 avions
Formidable
23'000 tonnes
33 avions

   Une fois ses porte-avions et ses groupes aériens opérationnels, la Kriegsmarine aurait dû décider de la meilleure manière de les employer. Sa doctrine d’avant-guerre préconisait, en cas de conflit avec l’Angleterre, la lutte contre le commerce maritime de la nation insulaire, faute de disposer des moyens nécessaires pour engager la Royal Navy dans une bataille frontale avec une quelconque chance de succès. Les Flugzeugträger auraient donc probablement été engagés pour soutenir une percée des grands navires allemands dans l’Atlantique, dans le but de détecter puis d’anéantir un des grands convois de navires de commerce transitant entre les USA et la Grande-Bretagne. Pour avoir une chance de succès, une telle percée, à l’image de celle menée par le Bismarck et le Prinz Eugen en mai 1941, devait éviter une détection précoce afin de pouvoir déboucher dans l’Atlantique. Une fois leur mission menée à bien, les navires allemands devaient encore parvenir à regagner un port contrôlé par la Kriegsmarine. Cependant, l’usage des ports français aurait pu s’avérer problématique. Avant le début de Barbarossa, la Luftwaffe aurait pu consacrer des moyens considérables à la protection d’une escadre allemande basée dans un port français, même si des porte-avions étaient bien plus vulnérables à un bombardement aérien que des cuirassés ou des croiseurs lourds. Par contre, les  Graf Zeppelin et Peter Strasser auraient nécessairement dû mener des sorties d’entraînement au large afin d’amariner les nouveaux pilotes nécessaires pour combler les pertes subies par leurs groupes embarqués. Ces opérations auraient présenté un risque considérable pour ces bâtiments face à une Royal Navy aux aguets. In fine, La présence d’un porte-avions dans le port de Brest ou ailleurs sur la côte française aurait nécessité d’en conserver un second dans la mer Baltique, à des fins d’entraînement. Inversement, si les amiraux allemands avaient souhaité privilégier le principe de concentration des forces et faire opérer les deux Flugzeugträger en une seule division, il aurait été plus sage de conseiller à leurs commandants de regagner un port allemand à la fin de leurs raids dans l’Atlantique, avec pour résultat une limitation des options disponibles pour ces derniers.  
   Le destin tragique du porte-avions britannique Glorious en juin 1940, surpris et coulé par les cuirassés Scharnhorst et Gneisenau alors qu’il n’était accompagné que par une paire de destroyers, avait souligné la nécessité pour cette classe de vaisseaux de bénéficier d’une escorte capable de repousser des navires de ligne ennemis en cas de rencontre impromptue. En effet, les conditions météorologiques en vigueur dans l’Atlantique Nord ne permettaient pas à l’aviation embarquée de garantir le maintien de patrouilles aériennes constantes le jour. De plus, mener des opérations de reconnaissance la nuit restait alors extrêmement problématique. Enfin, la supériorité numérique de la Royal Navy augmentait d’autant le risque de voir un croiseur lourd ou un croiseur de bataille britannique parvenir à portée de canon des Flugzeugträger. Au moins un des trois, puis quatre, cuirassés de la Kriegsmarine aurait donc dû être consacré à l’escorte du ou des porte-avions, accompagné au besoin par un croiseur lourd. Cette flottille aurait probablement eu pour mission d’assurer l’éclairage et le soutien d’un autre groupe constitué par au moins deux autres vaisseaux océaniques allemands, qui idéalement, auraient dû être assez puissants pour détruire ou repousser l’escorte d’un convoi. Une hypothétique percée dans cette configuration aurait donc compris, à minima, un porte-avions et quatre grosses unités, croiseurs lourds, Panzerschiff ou cuirassés. Pour comparaison, les raids de grande ampleur menés historiquement par la Kriegsmarine comprenaient deux navires. A l’évidence, le risque de détection par les Britanniques aurait donc été considérablement accru par la simple augmentation du nombre de navires engagés par les Allemands.
  La probabilité d’un engagement avec les unités de premier rang de la Royal Navy aurait donc été élevée. Les Britanniques auraient par contre rencontrés les pires difficultés pour concentrer à temps un nombre supérieur de porte-avions afin d’affronter la flotte allemande dans l’hypothèse où les deux Flugzeugträger auraient opéré ensemble. En effet, les Britanniques auraient pu disposer, dans le meilleur des cas, de cinq porte-avions opérationnels dans l’Atlantique au moment d’une sortie allemande, et, dans la phase de recherche de l’ennemi, l’Amirauté aurait dû choisir entre la concentration de ses porte-avions, accroissant leurs chances lors d’une bataille, et leur dispersion, qui aurait favorisé la détection de l’ennemi. La réponse logique à ce dilemme aurait été de les faire opérer par paire. Dans la réalité, les Anglais opérèrent rarement durant les premières années de guerre avec des groupes de plus de deux porte-avions. Pour ces raisons, une rencontre entre aéronavales britanniques et allemandes aurait donc probablement opposé deux porte-avions de chaque camp. Les Britanniques auraient été probablement désavantagés par la taille moyenne inférieure de leurs groupes embarqués, à moins que la paire engagée ait été composée de l’Ark Royal et du Formidable, de l’Illustrious ou du Furious, ce qui aurait opposé 87 avions de la Fleet Air Arm aux 86 appareils embarqués par le Graf Zeppelin et le Peter Strasser. Cependant, les Anglais auraient pu compter, excepté si la bataille s’était déroulée profondément dans l’Atlantique, sur le soutien des avions et hydravions de reconnaissance maritime basés à terre.
L'Ark Royal survolé par des Swordfish (wikimedia)
   Compte tenu de l’inévitable manque d’expérience des aviateurs allemands, des pratiques opératoires britanniques et de la nécessité d’utiliser une partie des groupes embarqués pour mener des opérations de reconnaissance, une telle rencontre aurait probablement vu les deux adversaires lancer une série de raids d’ampleur limitée. Il n’est pas inutile de rappeler qu’à cette époque, les Japonais étaient les seuls à savoir lancer des formations combinées à partir d’une division de deux porte-avions. Il est donc improbable que l’un des opposants ait pu infliger un coup décisif en lançant un seul raid massif. Un navire voguant en pleine mer à vitesse maximale représentait de surcroît une cible extrêmement difficile à atteindre pour des bombardiers-torpilleurs ou des bombardiers en piqué. Inversement, les formations d’attaque des deux camps auraient eu de bonnes chances d’échapper à une interception précoce par les chasseurs embarqués ennemis, car ni les Allemands, ni les Britanniques, n’auraient été alors en mesure de guider leurs chasseurs par radar vers les appareils de l’adversaire. Comme toujours dans ce genre d’engagement opposant  des ennemis aux capacités relativement proches, l’avantage serait allé à celui qui aurait détecté les porte-avions de l’adversaire en premier. Au vu de l’ensemble de ces éléments, on peut raisonnablement spéculer qu’après un échange de raids menés par des formations de dix à vingt avions, un ou plusieurs porte-avions dans l’un ou l’autre des camps, ou encore dans les deux, aient été plus ou moins gravement endommagés.
   Le lieu de la bataille aurait joué un rôle décisif. En effet, si la rencontre s’était déroulée à une distance raisonnable des côtes contrôlées par les Allemands, leurs navires endommagés auraient pu regagner leurs bases. Inversement, si la bataille avait eu lieu après une percée réussie dans l’Atlantique, des bâtiments allemands endommagés auraient eu toutes les peines du monde à regagner leurs bases en échappant à la traque britannique. En effet, même en ayant mis hors de combat leurs opposants anglais, il serait resté à ces derniers au moins de un à trois porte-avions intacts qui auraient pu se lancer à leur poursuite.  
   Opérer contre les convois dans l’Atlantique n’aurait cependant pas été la seule option possible pour la Kriegsmarine. Elle aurait en effet pu tenter d’utiliser ses Flugzeugträger pour lancer une attaque contre la rade abritant la Home Fleet à Scapa Flow, et tenter d’imiter ainsi le raid britannique contre Tarente. Néanmoins, surprendre la flotte anglaise au mouillage alors même qu’elle avait été la première à utiliser son aviation navale pour attaquer des navires ennemis au mouillage n’aurait pas été chose facile. Du fait même de l’existence des porte-avions allemands, les Britanniques auraient sans doute renforcé la défense anti-aérienne de la base, et auraient alloués à sa protection des unités de chasse. De surcroît, pour bénéficier de l’effet de surprise, les navires allemands auraient dû parvenir suffisamment près de leur objectif sans être détectés, une perspective bien peu réaliste compte tenu des moyens engagés par les Anglais pour surveiller les approches de l’Atlantique. Enfin, même si les deux Flugzeugträger étaient parvenus à bonne distance de la base ennemie en échappant à la vigilance ennemie, les résultats de l’attaque n’auraient probablement pas été décisifs.
Fiesler Fi-167 (wikimedia)
   L’arme majeure dans une attaque de ce type aurait été la torpille, car, à l’époque, les bombardiers en piqué n’étaient normalement pas en mesure de porter le coup de grâce à un cuirassé. Le poids de l’opération aurait donc principalement reposé sur les quarante Fiesler Fi-167 embarqués par les deux porte-avions. Hors, que les marins allemands aient opté pour une attaque de nuit ou de jour, il parait difficile qu’ils aient pu réaliser un meilleur score que leurs homologues britanniques lors du raid sur Tarente. Lors de ce dernier, douze des vingt-quatre Swordfish lancés de nuit contre la rade italienne étaient armés de torpilles, le solde emportant des bombes ou des fusées éclairantes dans le but d’appuyer les équipages armés de torpilles. Ces derniers mirent cinq coups au but durant l’attaque, endommageant gravement trois cuirassés italiens. Si l’on attribue le même ratio à une opération lancée de nuit par les Allemands, seulement vingt des quarante Fi-167 auraient été armés de torpilles, et huit de ces dernières auraient touché leur cible. Toujours en suivant le même ratio, ces huit coups au but auraient pu potentiellement immobiliser pour une durée variable de quatre à cinq navires de ligne britanniques. Ce ratio, déjà outrageusement optimiste compte tenu des différences de configuration entre Scapa Flow et Tarente, n’aurait certainement pas été amélioré si les Allemands avaient opté pour une attaque diurne. Leurs pilotes auraient évidement bénéficié de la lueur du jour pour assurer leur visée, mais cela aurait été également vrai pour les artilleurs anglais. Dans ce scénario idéal pour les Allemands, la Royal Navy aurait tout de même pu conserver une faible supériorité en cuirassés sur l’Allemagne, même si elle avait gardé le même volume de forces en Méditerranée face à la Regia Marina.

Equilibre des forces après la perte temporaire de cinq cuirassés à Scapa Flow, mais tenant compte de l’entrée en service des Tirpitz et Prince of Wales.
Kriegsmarine
Royal Navy
Cuirassés et croiseurs de bataille
4
6

   Dernière hypothèse, la Kriegsmarine aurait également pu limiter l’exposition de ses porte-avions, en les utilisant pour lancer de brèves opérations en mer du Nord, visant des sites côtiers britanniques ou leurs navires de guerre en patrouille dans la zone. Cette tactique aurait probablement eu pour effet de causer à un moment où à un autre une rencontre avec des porte-avions anglais, mais dans des circonstances moins défavorables pour les Allemands. Les hasards de la guerre auraient pu permettre à la marine du Reich d’infliger ponctuellement de sérieux dommages à la Royal Navy, mais sans pour autant remettre en question la maîtrise des mers détenue par celle-ci.
   La fenêtre d’opportunité permettant à l’Allemagne de faire peser de tout leur poids ses hypothétiques porte-avions aurait été limitée. Avec l’entrée en guerre des Etats-Unis, l’US Navy aurait fait pencher la balance irrémédiablement en faveur des Alliés. En effet, un seul porte-avions d’escadre américain embarquait près de deux fois plus d’avions que ses semblables anglais ou allemands. En cas de nécessité, les autorités étatsuniennes n’auraient pas hésité à engager plusieurs de ces derniers dans l’Atlantique pour éliminer la menace allemande, même si cela aurait nécessité de conserver une posture défensive dans le Pacifique. Le risque encouru par les Graf Zeppelin et Peter Strasser lors d’une sortie aurait alors considérablement augmenté. Un autre spectre aurait plané sur les Flugzeugträger. Ces bâtiments sont en effet de véritables gouffres à carburant, dans la mesure où le lancement et l’appontage des avions embarqués demande de manœuvrer très fréquemment à grande vitesse. Les sorties en mer, que ce soit dans des missions offensives ou plus simplement pour entraîner leurs pilotes auraient donc consommé en grande quantité une denrée dont l’Allemagne manquait ; le pétrole. A un moment ou un autre, cette rareté aurait pesé sur l’usage opérationnel de ces navires. 
Autre vue du Graf Zeppelin (wikimedia)
   Ainsi, même si la possession par la Kriegsmarine de deux porte-avions aurait sans doute causé d’immenses problèmes aux Britanniques, la probabilité qu’ils aient pu radicalement altérer le cours de la bataille de l’Atlantique est faible. Au mieux auraient-ils pu dévaster un ou deux convois et échapper indemnes à l’inévitable rencontre avec la Home Fleet qui aurait résulté d’une de leurs percées. De plus, même outrancièrement favorisés par les dieux de la guerre, ils n’auraient pas pu renverser le rapport de force entre les flottes de combat ennemies. Dans tous les cas, les pénuries de carburant et l’entrée en guerre des Etats-Unis auraient eu pour effet de drastiquement limiter les possibilités d’emploi de ces vaisseaux. En conclusion, il est difficile de considérer l’absence de ces vaisseaux dans l’arsenal allemand comme une erreur stratégique, dans un contexte où les ressources de la Kriegsmarine étaient limitées, et où les Flugzeugträger n’auraient sans doute pas offert le meilleur retour sur investissement possible en matière de destruction de trafic maritime commercial ennemi, sans pour autant être capables de renverser la suprématie navale anglaise.

Bibliographie & références

H.P Willmott, The Last Century of Sea Power, vol.2, From Washington to Tokyo 1922-1945, Indiana University Press, 2010

Vincent O’Hara, W. David Dickson, Richard Worth, On Seas Contested: The Seven Great Navies of the Second World War, Naval Institute Press, 2010

Loïc Charpentier, Schlachtschiff Bismarck, in LOS! 01, Mars-avril 2012

Vincent Bernard, Plan Z, le rêve avorté de la Kriegsmarine, in LOS! 03, Juillet-août 2012


http://niehorster.orbat.com


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3 commentaires:

  1. Hello,

    Article intéressant. La conclusion me semble assez nette, en effet.

    ++

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  2. Hello,

    Merci de ce long article, analytique et réfléchi.

    (Le texte est long. Si j'avais une suggestion, ce serait de faire en sorte que l'on puisse naviguer dans le texte plus facilement, par exemple en insérant des inter-titres ou en faisant une synthèse, montrant à la fois les aspects étudiés et leur impact [favorable aux allemands / sans effet / défavorable aux allemands])

    En première approche, et sans aller aussi loin dans le détail que cet article, on peut penser que 1 porte-avion ne change rien du tout: il s'agit alors d'un navire "école", sur laquelle la flotte se fait les dents, et qui aura toutes sortes de problèmes de jeunesse (faible disponibilité, inadéquation du groupe embarqué etc.). Les japonais, après une décennie d'efforts systématiques et acharnés, et avec plusieurs CVs, n'atteignent une vraie efficacité tactique qu'en 1940. Et leur force de frappe n'est significative qu'en 1941, quand leurs deux plus gros CVs rejoignent la flotte de guerre.

    => A mon avis, on peut tout de suite affirmer qu'il n'y a aucun rôle opérationnel avant que le 2nd navire soit à flots.

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    1. Bonjour,

      Merci de la visite ! ainsi que pour votre critique, dont je tenterai de tenir compte pour les prochains articles.

      Sinon, je suis de votre avis, l’impact d’un unique porte-avions aurait sans doute été marginal.

      Par ailleurs, il me semble aussi que postuler que les Allemands puissent être arrivés au même niveau d’efficacité que Kido Buntai en 1940-41 est assez illusoire. Sans compter, comme vous le mentionnez, que les Shokaku et Zuikaku sont dans une toute autre catégorie que le Graf Zeppelin. De plus, les caractéristiques de leurs avions embarqués (A6M, B5N et D3A) étaient bien supérieures.

      Cordialement

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