L’absence de porte-avions figure souvent en
bonne place dans la liste des erreurs stratégiques commises par le IIIe Reich
durant sa brève existence. Le but de cet article est d’explorer cette idée plus
en avant en tentant de déterminer quel impact aurait pu avoir ce type de
bâtiments jusqu’à l’entrée en guerre des Etats-Unis. Ce genre d’essai est bien
sûr hautement discutable, car toute modification d’un événement historique ouvre
un nombre de possibilités qui s’accroit exponentiellement au fur et à mesure
que l’on s’éloigne du point de divergence, pour devenir rapidement infinies.
Cet article ne se veut donc que comme une réflexion sur les effets potentiels induits
par la présence hypothétique de porte-avions au sein de la Kriegsmarine.
Adrien
Fontanellaz 2012
Historiquement, le réarmement naval allemand
débuta avec la commande de six croiseurs légers et trois Panzerschiff sous la république de Weimar. Il s’agissait alors de
remplacer une partie des bâtiments obsolètes hérités de la Kaiserliche Marine.
L’arrivée des nazis au pouvoir accéléra un mouvement déjà entamé, avec
la mise sur cale des cuirassés Gneisenau
et Scharnhorst en mai et juin 1935 respectivement.
Une autre commande suivit en 1936 pour cinq croiseurs lourds, deux porte-avions
et deux cuirassés. Le 1er septembre 1939, la Kriegsmarine alignait deux cuirassés, trois Panzerschiff, un croiseur lourd, six croiseurs légers et 21
destroyers.
Principaux navires de surface allemands entrés en
service, hors destroyers et croiseurs légers
Nom
|
Type
|
Artillerie
principale
|
Entrée en
service
|
Admiral Scheer
|
Panzerschiff
|
6 x 28cm
|
12.11.1934
|
Deutschland
|
Panzerschiff
|
6 x 28cm
|
01.04.1935
|
Admiral Graf Spee
|
Panzerschiff
|
6 x 28cm
|
06.01.1936
|
Gneisenau
|
Cuirassé
|
9 x 28cm
|
21.05.1938
|
Scharnhorst
|
Cuirassé
|
9 x 28cm
|
07.01.1939
|
Admiral Hipper
|
Croiseur
|
8 x 20.3cm
|
24.09.1939
|
Blücher
|
Croiseur
|
8 x 20.3cm
|
20.09.1939
|
Prinz Eugen
|
Croiseur
|
8 x 20.3cm
|
01.08.1940
|
Bismarck
|
Cuirassé
|
8 x 38cm
|
24.08.1940
|
Tirpitz
|
Cuirassé
|
8 x 38cm
|
25.02.1941
|
La plupart de ces vaisseaux avaient des
caractéristiques particulières comparées à celles des bâtiments en service dans
d’autres marines ; d’une part parce que la Kriegsmarine avait conçu certains navires en fonction de besoins
spécifiques, et d’autre part parce que l’Allemagne était libre des contraintes
techniques imposées par le traité de Washington aux autres puissances. Ainsi,
les Panzerschiff étaient une classe
de vaisseaux conçue pour la guerre de course, alliant grande autonomie, vitesse
et puissance de feu au détriment de leur protection, alors que les croiseurs
lourds de la classe Admiral Hipper avaient
un tonnage supérieur d’environ un tiers aux croiseurs lourds américains,
français et britanniques. Enfin, le programme de porte-avions comprenait
initialement deux bâtiments, les Flugzeugträger
A et B. Le premier, baptisé par la suite Graf
Zeppelin, fut mis sur cale à la fin de l’année 1936, suivi par le Flugzeugträger B en automne 1938. Ce
dernier aurait été destiné à recevoir le nom de Peter Strasser.
Le Graf Zeppelin en juin 1940 (wikimedia) |
Le Graf
Zeppelin et son sistership devaient avoir un déplacement standart de 23'200
tonnes et emporter un équipage de 2026 hommes. Leur vitesse maximale était de
33 nœuds et le rayon d’action devait atteindre 19'000 miles à une vitesse de 16
nœuds. Ces bâtiments auraient emporté la machinerie la plus puissante de tous
les vaisseaux allemands. Ils disposaient d’un armement en casemate de 16 canons
de 15cm, prévu pour leur permettre d’affronter des navires ennemis. L’artillerie
anti-aérienne était composée d’une douzaine de pièces de 10cm, secondées par
des batteries de 3.7cm et 2cm. Les deux navires devaient emporter un groupe
aérien de 43 avions, soit 10 chasseurs, 20 bombardiers-torpilleurs et 13
bombardiers en piqué. Les deux porte-avions firent partie des vaisseaux dont la
construction fut abandonnée à la suite de l’entrée en guerre du IIIe Reich, en
compagnie de deux croiseurs lourds. La construction du Flugzeugträger B était alors loin d’être achevée, mais la Deutsche
Werke Kiel AG estimait que le Graf
Zeppelin aurait pu être mis en service à la fin de l’année 1939.
Parallèlement, la mise au point de versions navalisées du chasseur Bf-109 et du
bombardier en piqué Ju-87 était en cours d’achèvement, alors qu’un
bombardier-torpilleur, le Fiesler Fi-167, avait été développé. A l’entrée en
guerre, le premier groupe embarqué, le Trägergruppe
II/186 avait déjà débuté son entraînement sur Bf-109T et Ju-87C.
Avant d’émettre des hypothèses quant au nombre
de porte-avions qu’aurait pu engager l’Allemagne durant la période 1940-1941,
il convient de revenir sur au moins trois contraintes qui pesaient sur la Kriegsmarine durant la seconde moitié des
années 30. La première était matérielle ; les constructions en cours
occupaient déjà la plupart des grands chantiers navals, et il n’existait pas de
grandes marges de manœuvre pour mettre sur cale d’autres grands bâtiments en
parallèle avec ceux déjà commandés. De plus, la marine devait également compter
avec les gigantesques besoins en matière première induits par la rapide montée
en puissance de la Heer et de la Luftwaffe. La seconde était doctrinale ;
le courant de pensée majoritaire au sein de la Kriegsmarine, incarné par l’amiral Reader, son commandant en chef, cherchait
à reconstituer une flotte de surface équilibrée apte à combattre frontalement
au moins la marine française alors qu’une autre école, minoritaire, menée par
Dönitz, voyait dans la guerre au commerce au moyen de l’arme sous-marine la
meilleur option disponible pour le pays. Enfin, troisième contrainte, l’aviation
embarquée était dans les années 30 une arme encore naissante, et elle
n’atteignit sa pleine maturité que durant le second conflit mondial. De ce
fait, il était extrêmement délicat pour un état-major de définir précisément
son potentiel exact, et ce d’autant plus que les technologies aéronautiques
évoluaient alors très rapidement. La présence de canons de 15cm destinés à la
lutte contre des cibles de surface sur les Flugzeugträger
A et B est une bonne illustration de ces incertitudes. En règle général, au
milieu des années trente, les porte-avions étaient vus comme des auxiliaires au
service des cuirassés. Il ne s’agissait pas là d’un conservatisme irrationnel
de la part des officiers de marine, mais bien d’une réalité; les avions en
service en 1935 auraient eu toutes les peines du monde à couler un cuirassé en
pleine mer. Rappelons également que même en 1945, le Yamato, dont la fin symbolisa la disparition du cuirassé, coula à
la suite d’une attaque menée par plusieurs centaines d’avions embarqués de l’US Navy. De tels chiffres étaient
simplement inimaginables une décennie auparavant.
A la lumière de ces contraintes, trois
hypothèses plus ou moins plausibles peuvent être envisagées quant au
développement et à la mise en service de porte-avions opérationnels à temps
pour combattre contre l’Angleterre entre 1940 et 1941 et dont la construction aurait
donc dû débuter entre 1935 et 1937 au plus tard. Dans la première, le Graf Zeppelin seul aurait été achevé,
alors que dans la seconde, les Flugzeugträger A et B auraient été
commandés puis mis en service simultanément. Enfin, troisième hypothèse, non
seulement la Kriegsmarine aurait mené
à bien la construction des Flugzeugträger
A et B, mais elle aurait aussi mis sur cale deux autres porte-avions en lieu et
place des Bismarck et Tirpitz. Cette dernière hypothèse est très
improbable ; en effet, aucune marine n’avait renoncé aux cuirassés au
bénéfice des porte-avions durant les années trente. La Kriegsmarine aurait donc théoriquement pu disposer de deux Flugzeugträger opérationnels entre la fin
de 1940 et le début de 1941. Partir du principe que ces navires aient pu être
réellement opérationnels à ce moment reste cependant extrêmement optimiste, car
il aurait fallu un véritable miracle pour permettre aux Allemands de rendre
leurs groupes embarqués réellement aptes au combat aussi rapidement, alors que
leurs homologues des autres marines avaient eu deux décennies pour élaborer procédures
et doctrines d’emploi.
Afin de pouvoir esquisser l’impact potentiel
des Graf Zeppelin et Peter Strasser sur le cours de la guerre
navale à partir du début de 1941, il importe de déterminer l’équilibre des
forces entre la Kriegsmarine et la Royal Navy, en partant du principe que
l’existence même des deux navires n’ait pas eu d’impact sur le déroulement
historique des opérations depuis le début de la guerre. Au début de 1941, la
supériorité britannique en navires de ligne restait marquée ; elle
alignait plus du double de cuirassés ou de croiseurs de bataille que les
marines italiennes et allemandes réunies. Ses navires étaient cependant en
moyenne de construction plus ancienne que leurs homologues de l’Axe. La
supériorité anglaise était moins évidente en matière de croiseurs lourds,
surtout si l’on inclut les Panzerschiff,
en pratique des croiseurs surarmés, dans cette catégorie.
Principaux navires de ligne allemands, italiens
et anglais historiquement en service au 1er janvier 1941.
Kriegsmarine
|
Regia Marina
|
Royal Navy
|
|
Cuirassés
et croiseurs de bataille
|
3
|
3
|
15
|
Panzerschiff
|
2
|
_
|
_
|
Croiseurs
lourds
|
2
|
7
|
15
|
A leur entrée en guerre, les Britanniques
disposaient de sept porte-avions. Les croiseurs de bataille convertis Furious,
Courageous et Glorious, l’Eagle et l’Ark Royal, et enfin les petits Hermes et Argus. Les Courageous et Glorious furent coulés par les Allemands
en 1939 et 1940, mais ces pertes ne tardèrent pas à être comblées par l’entrée
en service en 1940 de l’Illustrious
et du Formidable, tous deux équipés
d’un pont blindé. La Royal Navy
disposait donc toujours de sept porte-avions en janvier 1941. La nécessité de
consacrer un de ces bâtiments à l’entraînement des nouveaux pilotes ainsi que
les opérations d’entretien courantes garantissaient qu’ils étaient rarement
disponibles en même temps. De plus, faire face à la Kriegsmarine n’était pas la seule tâche de la Royal Navy, car elle était aussi contrainte de garder des moyens
importants en Méditerranée afin de contenir la Regia Marina. Ainsi, au mois de novembre 1940, les cuirassés Barham, Malaya, Valiant, Warspite, Ramillies et Renown opéraient
sur ce théâtre, soutenus par les porte-avions Ark Royal, Illustrious,
et Eagle, ce dernier alors victime de
problèmes de machines. Compte tenu de ces nécessités, les Anglais auraient
théoriquement pu disposer de trois à cinq porte-avions dans l’Atlantique pour
faire face aux deux Flugzeugträger allemands.
Pour compléter cette évaluation des forces en présence, il convient de prendre
en compte les bâtiments qui entrèrent en service durant l’année 1941. Il
s’agissait, pour les Britanniques, d’un nouveau porte-avions, le Victorious, et d’un deuxième cuirassé de
la classe King Georges V ; le Prince of Wales. Les Allemands allaient
mettre en service le Tirpitz, et les
Italiens achever de remettre en état deux
cuirassés endommagés lors du raid britannique sur Tarente.
Fairey Fulmar (wikimedia) |
Les groupes embarqués des deux marines,
raison d’être des porte-avions, auraient été relativement comparables. La Fleet Air Arm disposait de
bombardiers-torpilleurs Fairey Swordfish, de bombardiers en piqué Blackburn
Skua, et de chasseurs Gloster Sea Gladiator et Fairey Fulmar. Il s’agissait
d’appareils anciens ou peu performants comparé aux Bf-109T et Ju-87C allemands,
mais, à l’exception du Sea Gladiator, ils avaient été conçus comme avions
embarqués. Ainsi, complètement surclassé par le Bf-109 en combat aérien, le
Fulmar avait par contre une grande autonomie et sa configuration biplace
permettait au pilote d’être assisté par un navigateur, et pour ces raisons,
était bien mieux adapté à un usage maritime que son rival allemand. Les groupes
embarqués britanniques auraient aussi été avantagés par leur plus grande expérience
en matière aéronavale.
Porte-avions britanniques en service au début
de 1941
Nom
|
Déplacement
|
Groupe embarqué
|
Furious
|
22'500
tonnes
|
33 avions
|
Argus
|
14'000
tonnes
|
15 avions
|
Eagle
|
22'600
tonnes
|
22 avions
|
Hermes
|
10'850
tonnes
|
12 avions
|
Ark Royal
|
22'000 tonnes
|
54 avions
|
Illustrious
|
23'000
tonnes
|
33 avions
|
Formidable
|
23'000
tonnes
|
33 avions
|
Une fois ses porte-avions et ses groupes
aériens opérationnels, la Kriegsmarine
aurait dû décider de la meilleure manière de les employer. Sa doctrine d’avant-guerre
préconisait, en cas de conflit avec l’Angleterre, la lutte contre le commerce
maritime de la nation insulaire, faute de disposer des moyens nécessaires pour
engager la Royal Navy dans une
bataille frontale avec une quelconque chance de succès. Les Flugzeugträger auraient donc
probablement été engagés pour soutenir une percée des grands navires allemands
dans l’Atlantique, dans le but de détecter puis d’anéantir un des grands
convois de navires de commerce transitant entre les USA et la Grande-Bretagne.
Pour avoir une chance de succès, une telle percée, à l’image de celle menée par
le Bismarck et le Prinz Eugen en mai 1941, devait éviter
une détection précoce afin de pouvoir déboucher dans l’Atlantique. Une fois
leur mission menée à bien, les navires allemands devaient encore parvenir à
regagner un port contrôlé par la Kriegsmarine.
Cependant, l’usage des ports français aurait pu s’avérer problématique. Avant
le début de Barbarossa, la Luftwaffe
aurait pu consacrer des moyens considérables à la protection d’une escadre
allemande basée dans un port français, même si des porte-avions étaient bien
plus vulnérables à un bombardement aérien que des cuirassés ou des croiseurs
lourds. Par contre, les Graf Zeppelin et Peter Strasser auraient nécessairement dû mener des sorties
d’entraînement au large afin d’amariner les nouveaux pilotes nécessaires pour
combler les pertes subies par leurs groupes embarqués. Ces opérations auraient
présenté un risque considérable pour ces bâtiments face à une Royal Navy aux aguets. In fine, La présence d’un porte-avions
dans le port de Brest ou ailleurs sur la côte française aurait nécessité d’en
conserver un second dans la mer Baltique, à des fins d’entraînement.
Inversement, si les amiraux allemands avaient souhaité privilégier le principe
de concentration des forces et faire opérer les deux Flugzeugträger en une
seule division, il aurait été plus sage de conseiller à leurs commandants de
regagner un port allemand à la fin de leurs raids dans l’Atlantique, avec pour
résultat une limitation des options disponibles pour ces derniers.
Le destin tragique du porte-avions
britannique Glorious en juin 1940,
surpris et coulé par les cuirassés Scharnhorst
et Gneisenau alors qu’il n’était accompagné
que par une paire de destroyers, avait souligné la nécessité pour cette classe
de vaisseaux de bénéficier d’une escorte capable de repousser des navires de
ligne ennemis en cas de rencontre impromptue. En effet, les conditions
météorologiques en vigueur dans l’Atlantique Nord ne permettaient pas à
l’aviation embarquée de garantir le maintien de patrouilles aériennes
constantes le jour. De plus, mener des opérations de reconnaissance la nuit
restait alors extrêmement problématique. Enfin, la supériorité numérique de la Royal Navy augmentait d’autant le risque
de voir un croiseur lourd ou un croiseur de bataille britannique parvenir à
portée de canon des Flugzeugträger. Au
moins un des trois, puis quatre, cuirassés de la Kriegsmarine aurait donc dû être consacré à l’escorte du ou des
porte-avions, accompagné au besoin par un croiseur lourd. Cette flottille
aurait probablement eu pour mission d’assurer l’éclairage et le soutien d’un
autre groupe constitué par au moins deux autres vaisseaux océaniques allemands,
qui idéalement, auraient dû être assez puissants pour détruire ou repousser
l’escorte d’un convoi. Une hypothétique percée dans cette configuration aurait
donc compris, à minima, un
porte-avions et quatre grosses unités, croiseurs lourds, Panzerschiff ou cuirassés. Pour comparaison, les raids de grande
ampleur menés historiquement par la Kriegsmarine
comprenaient deux navires. A l’évidence, le risque de détection par les
Britanniques aurait donc été considérablement accru par la simple augmentation
du nombre de navires engagés par les Allemands.
La probabilité d’un engagement avec les
unités de premier rang de la Royal Navy
aurait donc été élevée. Les Britanniques auraient par contre rencontrés les
pires difficultés pour concentrer à temps un nombre supérieur de porte-avions
afin d’affronter la flotte allemande dans l’hypothèse où les deux Flugzeugträger auraient opéré ensemble. En
effet, les Britanniques auraient pu disposer, dans le meilleur des cas, de cinq
porte-avions opérationnels dans l’Atlantique au moment d’une sortie allemande,
et, dans la phase de recherche de l’ennemi, l’Amirauté aurait dû choisir entre
la concentration de ses porte-avions, accroissant leurs chances lors d’une
bataille, et leur dispersion, qui aurait favorisé la détection de l’ennemi. La
réponse logique à ce dilemme aurait été de les faire opérer par paire. Dans la
réalité, les Anglais opérèrent rarement durant les premières années de guerre
avec des groupes de plus de deux porte-avions. Pour ces raisons, une rencontre
entre aéronavales britanniques et allemandes aurait donc probablement opposé deux
porte-avions de chaque camp. Les Britanniques auraient été probablement désavantagés
par la taille moyenne inférieure de leurs groupes embarqués, à moins que la
paire engagée ait été composée de l’Ark
Royal et du Formidable, de l’Illustrious ou du Furious, ce qui aurait opposé 87 avions de la Fleet Air Arm aux 86 appareils embarqués par le Graf Zeppelin et le Peter Strasser. Cependant, les Anglais auraient pu compter, excepté
si la bataille s’était déroulée profondément dans l’Atlantique, sur le soutien
des avions et hydravions de reconnaissance maritime basés à terre.
L'Ark Royal survolé par des Swordfish (wikimedia) |
Compte tenu de l’inévitable manque
d’expérience des aviateurs allemands, des pratiques opératoires britanniques et
de la nécessité d’utiliser une partie des groupes embarqués pour mener des
opérations de reconnaissance, une telle rencontre aurait probablement vu les
deux adversaires lancer une série de raids d’ampleur limitée. Il n’est pas inutile
de rappeler qu’à cette époque, les Japonais étaient les seuls à savoir lancer
des formations combinées à partir d’une division de deux porte-avions. Il est
donc improbable que l’un des opposants ait pu infliger un coup décisif en
lançant un seul raid massif. Un navire voguant en pleine mer à vitesse maximale
représentait de surcroît une cible extrêmement difficile à atteindre pour des
bombardiers-torpilleurs ou des bombardiers en piqué. Inversement, les
formations d’attaque des deux camps auraient eu de bonnes chances d’échapper à
une interception précoce par les chasseurs embarqués ennemis, car ni les
Allemands, ni les Britanniques, n’auraient été alors en mesure de guider leurs
chasseurs par radar vers les appareils de l’adversaire. Comme toujours dans ce
genre d’engagement opposant des ennemis
aux capacités relativement proches, l’avantage serait allé à celui qui aurait
détecté les porte-avions de l’adversaire en premier. Au vu de l’ensemble de ces
éléments, on peut raisonnablement spéculer qu’après un échange de raids menés
par des formations de dix à vingt avions, un ou plusieurs porte-avions dans
l’un ou l’autre des camps, ou encore dans les deux, aient été plus ou moins
gravement endommagés.
Le lieu de la bataille aurait joué un rôle
décisif. En effet, si la rencontre s’était déroulée à une distance raisonnable
des côtes contrôlées par les Allemands, leurs navires endommagés auraient pu
regagner leurs bases. Inversement, si la bataille avait eu lieu après une
percée réussie dans l’Atlantique, des bâtiments allemands endommagés auraient
eu toutes les peines du monde à regagner leurs bases en échappant à la traque
britannique. En effet, même en ayant mis hors de combat leurs opposants
anglais, il serait resté à ces derniers au moins de un à trois porte-avions
intacts qui auraient pu se lancer à leur poursuite.
Opérer contre les convois dans l’Atlantique
n’aurait cependant pas été la seule option possible pour la Kriegsmarine. Elle aurait en effet pu
tenter d’utiliser ses Flugzeugträger pour
lancer une attaque contre la rade abritant la Home Fleet à Scapa Flow, et tenter d’imiter ainsi le raid
britannique contre Tarente. Néanmoins, surprendre la flotte anglaise au
mouillage alors même qu’elle avait été la première à utiliser son aviation
navale pour attaquer des navires ennemis au mouillage n’aurait pas été chose
facile. Du fait même de l’existence des porte-avions allemands, les
Britanniques auraient sans doute renforcé la défense anti-aérienne de la base,
et auraient alloués à sa protection des unités de chasse. De surcroît, pour
bénéficier de l’effet de surprise, les navires allemands auraient dû parvenir
suffisamment près de leur objectif sans être détectés, une perspective bien peu
réaliste compte tenu des moyens engagés par les Anglais pour surveiller les
approches de l’Atlantique. Enfin, même si les deux Flugzeugträger étaient parvenus à bonne distance de la base ennemie
en échappant à la vigilance ennemie, les résultats de l’attaque n’auraient
probablement pas été décisifs.
Fiesler Fi-167 (wikimedia) |
L’arme majeure dans une attaque de ce type
aurait été la torpille, car, à l’époque, les bombardiers en piqué n’étaient
normalement pas en mesure de porter le coup de grâce à un cuirassé. Le poids de
l’opération aurait donc principalement reposé sur les quarante Fiesler Fi-167
embarqués par les deux porte-avions. Hors, que les marins allemands aient opté
pour une attaque de nuit ou de jour, il parait difficile qu’ils aient pu
réaliser un meilleur score que leurs homologues britanniques lors du raid sur
Tarente. Lors de ce dernier, douze des vingt-quatre Swordfish lancés de nuit
contre la rade italienne étaient armés de torpilles, le solde emportant des
bombes ou des fusées éclairantes dans le but d’appuyer les équipages armés de
torpilles. Ces derniers mirent cinq coups au but durant l’attaque, endommageant
gravement trois cuirassés italiens. Si l’on attribue le même ratio à une
opération lancée de nuit par les Allemands, seulement vingt des quarante Fi-167
auraient été armés de torpilles, et huit de ces dernières auraient touché leur
cible. Toujours en suivant le même ratio, ces huit coups au but auraient pu
potentiellement immobiliser pour une durée variable de quatre à cinq navires de
ligne britanniques. Ce ratio, déjà outrageusement optimiste compte tenu des
différences de configuration entre Scapa Flow et Tarente, n’aurait certainement
pas été amélioré si les Allemands avaient opté pour une attaque diurne. Leurs pilotes
auraient évidement bénéficié de la lueur du jour pour assurer leur visée, mais cela
aurait été également vrai pour les artilleurs anglais. Dans ce scénario idéal
pour les Allemands, la Royal Navy
aurait tout de même pu conserver une faible supériorité en cuirassés sur
l’Allemagne, même si elle avait gardé le même volume de forces en Méditerranée
face à la Regia Marina.
Equilibre des forces après la perte temporaire
de cinq cuirassés à Scapa Flow, mais tenant compte de l’entrée en service des
Tirpitz et Prince of Wales.
Kriegsmarine
|
Royal Navy
|
|
Cuirassés
et croiseurs de bataille
|
4
|
6
|
Dernière hypothèse, la Kriegsmarine aurait également pu limiter l’exposition de ses
porte-avions, en les utilisant pour lancer de brèves opérations en mer du Nord,
visant des sites côtiers britanniques ou leurs navires de guerre en patrouille
dans la zone. Cette tactique aurait probablement eu pour effet de causer à un
moment où à un autre une rencontre avec des porte-avions anglais, mais dans des
circonstances moins défavorables pour les Allemands. Les hasards de la guerre
auraient pu permettre à la marine du Reich
d’infliger ponctuellement de sérieux dommages à la Royal Navy, mais sans pour autant remettre en question la maîtrise
des mers détenue par celle-ci.
La fenêtre d’opportunité permettant à
l’Allemagne de faire peser de tout leur poids ses hypothétiques porte-avions
aurait été limitée. Avec l’entrée en guerre des Etats-Unis, l’US Navy aurait fait pencher la balance
irrémédiablement en faveur des Alliés. En effet, un seul porte-avions d’escadre
américain embarquait près de deux fois plus d’avions que ses semblables anglais
ou allemands. En cas de nécessité, les autorités étatsuniennes n’auraient pas
hésité à engager plusieurs de ces derniers dans l’Atlantique pour éliminer la
menace allemande, même si cela aurait nécessité de conserver une posture
défensive dans le Pacifique. Le risque encouru par les Graf Zeppelin et Peter
Strasser lors d’une sortie aurait alors considérablement augmenté. Un autre
spectre aurait plané sur les Flugzeugträger.
Ces bâtiments sont en effet de véritables gouffres à carburant, dans la mesure
où le lancement et l’appontage des avions embarqués demande de manœuvrer très
fréquemment à grande vitesse. Les sorties en mer, que ce soit dans des missions
offensives ou plus simplement pour entraîner leurs pilotes auraient donc
consommé en grande quantité une denrée dont l’Allemagne manquait ; le
pétrole. A un moment ou un autre, cette rareté aurait pesé sur l’usage
opérationnel de ces navires.
Autre vue du Graf Zeppelin (wikimedia) |
Ainsi, même si la possession par la Kriegsmarine de deux porte-avions aurait
sans doute causé d’immenses problèmes aux Britanniques, la probabilité qu’ils
aient pu radicalement altérer le cours de la bataille de l’Atlantique est faible.
Au mieux auraient-ils pu dévaster un ou deux convois et échapper indemnes à
l’inévitable rencontre avec la Home Fleet
qui aurait résulté d’une de leurs percées. De plus, même outrancièrement
favorisés par les dieux de la guerre, ils n’auraient pas pu renverser le
rapport de force entre les flottes de combat ennemies. Dans tous les cas, les
pénuries de carburant et l’entrée en guerre des Etats-Unis auraient eu pour
effet de drastiquement limiter les possibilités d’emploi de ces vaisseaux. En
conclusion, il est difficile de considérer l’absence de ces vaisseaux dans
l’arsenal allemand comme une erreur stratégique, dans un contexte où les
ressources de la Kriegsmarine étaient
limitées, et où les Flugzeugträger n’auraient
sans doute pas offert le meilleur retour sur investissement possible en matière
de destruction de trafic maritime commercial ennemi, sans pour autant être
capables de renverser la suprématie navale anglaise.
Bibliographie & références
H.P
Willmott, The Last Century of Sea Power,
vol.2, From Washington to Tokyo 1922-1945, Indiana University Press, 2010
Vincent
O’Hara, W. David Dickson, Richard Worth, On Seas
Contested: The Seven Great Navies of the Second World War, Naval
Institute Press, 2010
Loïc
Charpentier, Schlachtschiff Bismarck,
in LOS! 01, Mars-avril 2012
Vincent
Bernard, Plan Z, le rêve avorté de la
Kriegsmarine, in LOS! 03, Juillet-août 2012
http://niehorster.orbat.com
http://regiamarina.net
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Hello,
RépondreSupprimerArticle intéressant. La conclusion me semble assez nette, en effet.
++
Hello,
RépondreSupprimerMerci de ce long article, analytique et réfléchi.
(Le texte est long. Si j'avais une suggestion, ce serait de faire en sorte que l'on puisse naviguer dans le texte plus facilement, par exemple en insérant des inter-titres ou en faisant une synthèse, montrant à la fois les aspects étudiés et leur impact [favorable aux allemands / sans effet / défavorable aux allemands])
En première approche, et sans aller aussi loin dans le détail que cet article, on peut penser que 1 porte-avion ne change rien du tout: il s'agit alors d'un navire "école", sur laquelle la flotte se fait les dents, et qui aura toutes sortes de problèmes de jeunesse (faible disponibilité, inadéquation du groupe embarqué etc.). Les japonais, après une décennie d'efforts systématiques et acharnés, et avec plusieurs CVs, n'atteignent une vraie efficacité tactique qu'en 1940. Et leur force de frappe n'est significative qu'en 1941, quand leurs deux plus gros CVs rejoignent la flotte de guerre.
=> A mon avis, on peut tout de suite affirmer qu'il n'y a aucun rôle opérationnel avant que le 2nd navire soit à flots.
Bonjour,
SupprimerMerci de la visite ! ainsi que pour votre critique, dont je tenterai de tenir compte pour les prochains articles.
Sinon, je suis de votre avis, l’impact d’un unique porte-avions aurait sans doute été marginal.
Par ailleurs, il me semble aussi que postuler que les Allemands puissent être arrivés au même niveau d’efficacité que Kido Buntai en 1940-41 est assez illusoire. Sans compter, comme vous le mentionnez, que les Shokaku et Zuikaku sont dans une toute autre catégorie que le Graf Zeppelin. De plus, les caractéristiques de leurs avions embarqués (A6M, B5N et D3A) étaient bien supérieures.
Cordialement