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vendredi 1 mars 2013

Aux origines du FPR


De nos jours, le Rwanda, pays minuscule aux ressources limitées encore marqué par le quatrième génocide du XXe siècle, dispose aussi d’une armée figurant parmi les meilleures du continent. Aux origines de celle-ci figure l’appareil militaire du Front Patriotique Rwandais, dont les soldats furent affublés du sobriquet de Khmers noirs par une partie des médias hexagonaux durant les trois mois de 1994 où le pays se transforma en enfer. Voici une courte narration des premières années du Front.
Adrien Fontanellaz, 2013

Les premières années de l’indépendance du « Pays des Mille Collines » virent l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement ayant fait sienne la lecture ethnique figée héritée de la rencontre avec le colonisateur. Une vague de répression ne tarda donc pas à s’abattre sur la minorité tutsi du pays, engendrant plusieurs vagues de réfugiés qui formèrent avec les années une diaspora, estimée à un demi-million d’individus, présente en Afrique, que ce soit au Burundi, au Zaïre, au Kenya, en Tanzanie ou en Ouganda, mais aussi dans les pays occidentaux. Organisée d’abord de manière très lâche par le biais d’associations culturelles ou d’entraides et de périodiques, cette diaspora donna naissance par la suite à une organisation à vocation plus politique, la Rwandese Alliance for National Unity (RANU), qui vit le jour à Kampala, la capitale ougandaise, en 1979. 

Soldats du FPR (via http://www.rwandagateway.org)
La communauté de Tutsi rwandais établie en Ouganda eut en effet une existence tumultueuse, qui reflétait l’histoire troublée de ce pays après l’indépendance, et joua un rôle déterminant dans la naissance d’un mouvement politique, puis militaire visant à rendre possible un retour au Rwanda. Dans un premier temps, ces réfugiés parvinrent à s’intégrer dans leur nouvelle patrie grâce à leur proximité culturelle avec les populations banyarwanda établies de longue date dans l’ancien protectorat britannique, avec lesquelles ils partagèrent les affres du règne du dictateur Idi Amin Dada. A la chute de ce dernier en 1979, due à la conjonction entre l’intervention militaire de la Tanzanie et à celle du Front for National Salvation, un mouvement armée fondé et dirigé par Yoweri Museveni, la situation de la communauté banyarwanda se précarisa encore davantage. En effet, Milton Obote, ancien président chassé par le coup d’état d’Idi Amin Dada en 1971, remporta les élections présidentielles, entachées par des soupçons de fraude massive, organisées en 1980. Un des rivaux d’Obote, Yoweri Museveni, fonda en réaction un mouvement armé en février 1981 dans le but de le renverser. Baptisée Popular Resistance Army, puis National Resistance Army (NRA) après sa fusion avec d’autres groupes rebelles, le mouvement fut créé autour d’un petit noyau de 26 combattants, dont deux, Paul Kagamé et Fred Rwigyema, étaient de jeunes Banyarwanda par ailleurs membres du RANU.  Cette proximité avec la National Resistance Army ne tarda pas à attirer les foudres du président Obote sur la communauté banyarwanda. En octobre 1982, le gouvernement expulsa près de 80'000 Tutsi vers le Rwanda. Les autorités de ce pays refusant de les laisser entrer sur le territoire national, ces réfugiés furent de facto condamnés à croupir dans le no man’s land séparant les deux pays, avec pour effet indirect d’accroître encore l’afflux de volontaires Banyarwanda dans la NRA. Ainsi, lorsque cette dernière, victorieuse, permit à Yoweri Museveni d’accéder au pouvoir en janvier 1986, 3'000 de ses 14'000 soldats étaient des Banyarwanda.
En novembre 1987, lors de son septième congrès, sous la pression de la nouvelle génération de Tutsi née dans l’exil et aguerrie par la guerre civile ougandaise, la RANU devint le Rwandese Patriotic Front, ou Front Patriotique Rwandais (FPR) adoptant par la même occasion un corpus idéologique plus progressiste que celui des anciennes générations, souvent nostalgiques du système monarchique précolonial rwandais. Sur le plan militaire, la victoire sur le régime d’Obote permit la rapide ascension de nombreux Banyarwanda au sein de la nouvelle armée ougandaise. Ceux-ci, bénéficiant de la confiance de Yoweri Museveni, n’hésitaient pas à se coopter afin d’accélérer ce véritable noyautage, au point où certains n’hésitèrent pas à dénoncer l’émergence d’une mafia tutsi au sein des forces de sécurité du pays. De fait, le chef de l’armée n’était alors autre que Fred Rwigyema, Paul Kagamé dirigeant la sécurité militaire, alors que Sam Kaka commandait la police militaire et que le commandant Musitu était en charge des services d’entraînement. Des plus, ces officiers d’origine rwandaise étaient surreprésentés parmi les stagiaires envoyés dans les académies militaires américaines par le nouveau régime, qui bénéficiait du soutien des Etats-Unis. Si nombre de ces hommes agissaient en vue de préparer, à terme, la reconquête du Rwanda, d’autres, à l’image de Fred Rwigyema, se considéraient avant tout comme ougandais. De plus, Museveni, qui n’ignorait rien de cette situation, avait besoin de ces soldats aguerris pour accompagner  la croissance rapide de l’armée, qui atteignit 100'000 hommes en quelques années, rendue nécessaire par l’émergence de nouvelles menaces, à commencer par le mouvement du Saint-Esprit d’Alice Lakwena. In fine, le président ougandais dût se résoudre à réduire l’influence des Banyarwanda au sein de son armée, aussi loyaux soient-ils, sous peine de s’attirer l’hostilité d’autres populations dont le soutien était indispensable à sa survie politique. Ce revirement se concrétisa en novembre 1989 par le licenciement du général Fred Rwigyema. Quelques mois plus tard, Paul Kagamé fut éloigné à son tour au moyen d’un stage à l’académie militaire américaine de Fort Leavenworth.

Paul Kagame entouré de ses gardes du corps (via greatlakesdemocracy.blogspot.com)
Cette perte d’influence au sein de l’armée ne fit que renforcer le discours des tenants de la ligne dur du FPR, arguant que, à moins de rentrer dans leur pays d’origine, les exilés seraient toujours des citoyens de seconde zone dans leurs patries d’adoption. Hors, ce retour au Rwanda impliquait inévitablement de renverser le régime du président Juvénal Habyarimana par la force des armes. Pour les cadres du FPR, lancer l’invasion devint de plus en plus pressant, d’une part à cause de la pression de leur base, mais aussi parce que les faibles ouvertures de Kigali sur la question du retour des réfugiés durant l’année 1990 risquaient de délégitimer une opération armée et ce d’autant plus que le président rwandais aurait pu, à terme, faire des concessions à l’opposition démocratique présente à l’intérieur du pays. En effet, si renverser une dictature était une chose, s’attaquer à un régime démocratique en était une autre. Enfin, le limogeage de plusieurs officiers Banyarwanda de haut rang dans l’armée ougandaise les rendait certes disponibles pour encadrer les troupes du FPR, mais aurait inévitablement, à terme, réduit l’accès du mouvement aux infrastructures et aux stocks de cette dernière. A partir de la mi-1990, les cadres Banyarwanda encore présents au sein de l’armée ougandaise accélérèrent les préparatifs de l’invasion.
Le 29 septembre 1990, profitant de l’absence du président ougandais en voyage à l’étranger, les soldats d’origine rwandais désertèrent en masse et se regroupèrent dans la ville de Kabale, à une vingtaine de kilomètres de la frontière rwandaise. Cette petite armée, forte d’environ 2'500 hommes, fut placée sous les ordres de Fred Rwigyema. L’armement, issu des arsenaux ougandais se limitait à des armes légères, des mortiers de 60 et 82 mm, des mitrailleuses lourdes ZPU de 14.5 mm et à quelques lance-roquettes multiples BM-21 de 122 mm. Les stocks de munitions étaient faibles, car les responsables du FPR, sous-estimant gravement le régime de Kigali, s’attendaient à mener une guerre-éclair qui ne durerait que quelques jours. De plus, le Front était pratiquement dépourvu de relais dans la population locale, ceux-ci se résumant à quelques dizaines de cellules clandestines, comprenant souvent des opposants Hutu au régime, dont l’utilité se résumait principalement au renseignement. In fine, le FPR était avant tout un mouvement armé dépourvu d’une aile politique active à l’intérieur du Rwanda. Par contre, la petite armée rassemblée en quelques jours était commandée par plus d’une centaine d’officiers capables et bien formés, dirigeant des soldats aguerris et soumis à une discipline impitoyable. Enfin, grâce à l’apport de volontaires issus de la diaspora, le FPR alignait un ratio extraordinaire d’un médecin pour vingt hommes.
Le FPR débuta son avance en territoire rwandais le 1er octobre 1990, mais subit un revers important le jour suivant, avec la mort de son chef, le général Fred Rwigyema, mortellement touché par un tireur isolé. Après une brève période de désorganisation, Paul Kagamé, rentré en catastrophe des Etats-Unis, reprit le commandement dès le 14 octobre. Le Front continua à progresser sur un terrain presque intégralement cultivé et offrant peu de couverts susceptibles de masquer son avance, avant d’être confronté frontalement aux Forces Armées Rwandaises (FAR) ainsi qu’à des éléments de la Division Spéciale Présidentielle, la garde prétorienne de Mobutu Sese Seko, dépêchée en urgence par le dirigeant du Zaïre afin de soutenir son allié rwandais. Si les soldats zaïrois s’avérèrent suffisamment prompts au pillage pour que Juvénal Habyarimana lui-même demande au Léopard de Kinshasa de les rapatrier, les FAR furent bien plus redoutables qu’escompté. Avant-guerre, la proportion du budget allouée par le gouvernement à son armée figurait parmi les plus basses du continent africain, et la taille de cette dernière se limitait à 5'000 hommes, équipés d’armes légères de fabrication belge et allemande. Les seules armes lourdes étaient, en tout et pour tout, constituées par huit mortiers de 81 mm, six canons sans recul de 57 mm et un petit parc de blindés de douze AML-60 et seize M-3 d’origine française. En sus, Juvénal Habyarimana pouvait mobiliser la gendarmerie, forte de plusieurs milliers d’hommes, et la garde présidentielle, de la taille d’un bataillon. La petite force aérienne alignait une poignée d’hélicoptères et d’avions de liaison, dont certains pouvaient être armés pour des missions d’attaque légères. Les FAR étaient alors considérées comme relativement professionnelles et disciplinées. Elles avaient de surcroît bénéficié de l’aide militaire belge et française.  

Une des douze AML-60 des FAR (via rwandarwiza.unblog.fr)
A la fin du mois d’octobre, le Front avait été littéralement saigné à blanc par le choc frontal avec les FAR, perdant plusieurs centaines de combattants et plusieurs de ses chefs, alors que le 30 octobre, Kigali proclamait la victoire, démentie deux jours après par le Front qui s’empara de la ville de Katuna. Malgré ce sursaut, les soldats du FPR retraitèrent vers la brousse du parc national de l’Akagera, avant que Paul Kagamé ne redéploye ses troupes dans la zone montagneuse des Virunga, à l’abri d’une éventuelle attaque ennemie, mais où elles subirent encore des pertes dues à la malnutrition et à l’épuisement. Le rêve d’une marche triomphale sur Kigali était définitivement brisé. En effet, abandonnant l’idée d’une avance frontale sur la capitale, le FPR changea radicalement de tactique et opta pour des opérations de guérilla menées depuis ses sanctuaires ougandais. C’est pourquoi, deux plus tard, en août 1993, au moment où les accords d’Arusha furent signés, le  Front n’avait pris le contrôle que de 2% du territoire rwandais. Ce faisant, et grâce à l’appui de Yoweri Museveni, il bénéficia d’un afflux de volontaires Tutsi provenant du Burundi et du Zaïre ainsi que de fournitures d’armes données par l’armée ougandaise ou achetées grâce aux dons de la diaspora, pour se renforcer. Ainsi, en avril 1994, au moment où le début du génocide marqua la reprise des hostilités, le FPR disposait de 20'000 hommes, dont 15'000 étaient des combattants, et alignait quinze bataillons d’infanterie. Il restait avant tout une force d’infanterie légère, dépourvue d’armes lourdes. Quelques jours après le début du génocide, le Front lança une offensive générale, surclassa les FAR et s’empara de Kigali au début du mois de juillet, puis poursuivit l’ennemi en retraite vers la frontière zaïroise, avant d’être stoppée par les troupes françaises déployées dans le cadre de l’opération Turquoise. 

Des soldats du FPR pilonnent les positions ennemies au moyen d'un canon sans recul (via rwandarwiza.unblog.fr)
Le FPR et les FAR avaient tous deux multiplié leurs effectifs depuis 1990, mais le premier avait beaucoup mieux géré cette croissance. En effet, les Forces Armées Rwandaises, gendarmerie incluse, étaient passées de 7'000 hommes en 1990 à 39'000 hommes en 1994. Elles étaient alors structurées en 25 bataillons d’infanterie, trois bataillons de commandos, un bataillon blindé, un bataillon de la garde présidentielle, ainsi que deux bataillons d’intervention et dix groupes territoriaux de la gendarmerie. Les armes nécessaires à l’équipement de ces nouvelles troupes furent achetées principalement en Afrique du Sud et en Egypte. Cependant, cette croissance numérique s’était faite au détriment de la qualité de la troupe car les nouvelles recrues furent hâtivement entraînées, et leur moral bas ; certains hommes allant jusqu’à se tirer une balle dans le pied ou la main pour être réformés. De plus, de nombreux militaires expérimentés furent détournés de leur mission première afin d’entraîner les Interahamwe, les milices chargées de l’élimination des populations tutsi et des opposants hutu, à l’efficacité militaire pratiquement nulle. Au début de l’offensive d’avril 1994, l’effet des tactiques d’infiltration du FPR fut donc dévastateur sur les unités des FAR, dont le dispositif manquait de profondeur. Quelques unités conservèrent cependant une réelle cohésion, comme les commandos qui stoppèrent l’avance du Front dans Kigali en avril 1994. En conclusion, cette brève recension de la montée en puissance du Front Patriotique Rwandais rappelle que l’existence d’un petit noyau de soldats expérimentés et bien formés peut s’avérer décisive dans la constitution  rapide d’un appareil militaire d’une taille bien supérieure, pour autant que cette montée en puissance soit soigneusement mise en place.

Bibliographie
Colette Braeckman, Rwanda histoire d’un génocide, Fayard, 1994
Gérard Prunier, Eléments pour une histoire du Front patriotique rwandais, in politique africaine numéro 51, Karthala, Paris, 1993.
Human Rights Watch Project, Arming Rwanda, Vol.6, Issue 1, January 1994.
Defense Intelligence Report, Rwanda : The Rwandan Patriotic Front’s Offensive, 9 mai 1994

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2 commentaires:

  1. Merci pour cet article qui met en bien en lumière la montée en puissance du FPR.
    Moi-même j'écrirai peut-être bientôt sur un sujet voisin (lol).

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  2. Merci de la visite !
    Je me réjouis de lire ça, il y a vraiment de quoi faire sur cette région (lol)

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