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samedi 20 octobre 2012

La bataille de Shanghai


Par certains aspects, il serait possible d’arguer que la guerre du Pacifique débuta réellement le 7 juillet 1937 avec la guerre sino-japonaise, et que Pearl Harbour ne fut qu’une conséquence de ce que les Japonais appelèrent « l’incident de Chine ». Contrairement à l’impression que pourrait laisser les immenses territoires conquis par l’armée impériale durant les premières années de ce conflit, les forces du Guomindang se battirent à de nombreuses reprises avec un acharnement ne le cédant en rien à celui d’autres armées quelques années plus tard, comme l’illustre la sanglante bataille de Shanghai.  

                                                                                Adrien Fontanellaz, 2012

   L’incident du pont Marco Polo dans la nuit du 7 juillet 1937 déclencha une guerre entre le Japon et la China qui ne s’arrêta que le 8 août 1945, avec la capitulation du premier. Comprendre pourquoi un incident aussi mineur a pu dégénérer en conflit majeur nécessite de remonter, à minima, à la fin des années vingt. Le Japon, pauvre en ressources naturelles, était désireux, depuis les réformes de l'ère Meiji, d'affirmer son statut de grande puissance internationale. Deux écoles de pensées s'opposaient quant à la manière d’atteindre cet objectif. La première favorisait la coopération et les échanges avec le concert des nations. Elle occupa une place prépondérante tout au long des années 20. Mais, à la suite de la grande crise de 1929, l'influence des factions favorables à l'établissement d'un empire autarcique grandit. Or cette autosuffisance n'était pas envisageable sans une expansion menant au contrôle de ressources naturelles situées à l'extérieur du pays.
   Cette politique, souvent imposée au gouvernement par des cadres subalternes de l'armée, mena à l'occupation de la Mandchourie en septembre 1931. Puis, en janvier 1932, de nouvelles provocations nippones causèrent de violents affrontements à Shanghai. La garnison japonaise, initialement composée de troupes de marine, dût être renforcées par deux divisions de l’armée impériale lors des violents combats l’opposant à la 19e armée de route et à la 5e armée chinoise.  Un cessez-le-feu conclu en mai 1932 mit fin à la première bataille de Shanghai. Il incluait l’instauration d’une zone démilitarisée et le retrait de l’armée régulière japonaise, seule une garnison de la marine impériale restant sur place pour protéger la concession nippone. Le jour du nouvel an 1933, de nouveaux affrontements opposèrent des troupes chinoises et japonaises, puis, en février 1933, deux divisions de l’armée impériale occupèrent la province de Johol dans le Nord de la Chine. Enfin, en novembre 1936, les Nationalistes chinois écrasèrent une rébellion menée par un prince mongol avec l’appui de l’armée du Kwantung.

Des soldats du 18e régiment d'infanterie de l'armée impériale en 1937 (wikimedia)
   Le gouvernement nationaliste s’était montré relativement conciliant face aux différentes agressions japonaises. Conscient de son infériorité militaire, il souhaitait surtout concentrer ses moyens contre ses rivaux de l’intérieur, à l’image du Parti Communiste Chinois (PCC). Progressivement, le ressentiment antijaponais ne fit que s’accentuer dans la population, de plus en plus réceptive aux appels à l’union nationale contre l’envahisseur lancés non seulement par le PCC mais aussi au sein même du Guomindang (KMT). Pour Tchang Kaï-chek, continuer à céder face aux pressions japonaises risquait à terme de mettre en danger son assise politique. A contrario, les militaires nippons ne perçurent pas cette évolution, et s’attendirent à ce que l’incident du pont Marco Polo reste limité. De plus, l’affaiblissement de l’armée rouge par les purges massives lancées par Staline semblait leur offrir la possibilité de « donner une leçon » au régime nationaliste et de conquérir de nouveaux territoires dans le Nord de la Chine à bon compte sans craindre de réaction militaire soviétique. Pour ces raisons, le 7 juillet 1937 allait marquer le début d’une guerre de grande ampleur entre les deux pays, et opposer des armées très différentes.
   En temps de paix, l’armée impériale japonaise comptait dix-sept divisions d’infanterie et quatre régiments de tanks. Les premières pouvaient rapidement être renforcées grâce à l'efficacité de son système de conscription basé sur le modèle prussien. Les recrues étaient soumises à un entraînement très dur; les punitions corporelles étaient communes, les marches forcées fréquentes. L'armée impériale avait la particularité d'entraîner l'ensemble de ses soldats au combat de nuit. Les officiers vivaient à l'écart de leurs hommes, mais il était attendu d'eux qu'ils endurent les mêmes conditions que ceux-ci, et qu'ils les commandent de l'avant. Le recrutement des unités se faisait dans une même région, ce qui contribuait au développement d'un fort esprit de corps. Les militaires japonais développèrent une doctrine originale visant à pallier à leur infériorité matérielle face à l’armée rouge, perçue comme l’adversaire principal. De rapides mouvements offensifs devaient permettre de déstabiliser l'ennemi, et l'initiative ne devait jamais lui être laissée. Cette foi dans la valeur de l'offensive était telle que dans un manuel de 1928, les notions de défense et de retraite étaient expurgées. L'infanterie était, pour les généraux nippons, la reine des batailles et les autres armes devaient l’appuyer. Durant une attaque, l'objectif était d'arriver rapidement au plus près de l'ennemi, afin de l'engager dans un combat au corps-à-corps. L'accent mis sur le combat de nuit s'expliquait par la volonté de minimiser les effets du feu ennemi en exploitant l'obscurité. A tous les niveaux, de la compagnie à la division, les Japonais favorisaient les tactiques de débordement ou d’encerclement. Une partie de l’unité engagée menait une attaque frontale pour capter l’attention de l’adversaire, tandis que d’autres groupes s’infiltraient dans le dispositif ennemi, avant d’attaquer ses flancs, ou de percer dans la profondeur puis de bloquer ses voies de repli. Enfin, sur le plan stratégique, la doctrine en vigueur préconisait la recherche rapide d’une bataille décisive où les armées ennemies seraient anéanties, afin d’éviter au pays d’être engagé dans une guerre prolongée.

Défilé de troupes nationalistes (wikimedia)

   Avec un ordre de bataille de 191 divisions avant le début des hostilités, l’armée chinoise semblait bien plus puissante que sa rivale japonaise. Les apparences étaient pourtant particulièrement trompeuses. La grande majorité des soldats était illettrée car issue de familles paysannes pauvres. Le système de conscription était notoirement corrompu et permettait facilement aux jeunes hommes issus de familles mieux loties d’échapper au recrutement. L’entraînement des soldats était limité et se concentrait sur la parade plus que sur la tactique et le tir. Les officiers étaient formés dans un système d’écoles spécialisées et d’académies, dont la plus prestigieuse était l’académie militaire de Whampoa, fondée en 1923. A l’aube de la guerre, plus de 10'000 cadets avaient été brevetés à travers ce système. Une proportion importante du corps des officiers avait cependant été promue directement au sein des unités. Une mission d’assistance militaire allemande, commandée par Hans Von Seeckt, l’architecte de la Reischwehr, puis par le général Alexander Von Falkenhausen, soutenait le programme de modernisation de l’armée chinoise. Des conseillers allemands étaient ainsi présents à l’académie militaire de Whampoa. A partir de 1936, une vingtaine de divisions dites réformées vit le jour, huit d’entre elle ayant bénéficié d’un entraînement prodigué directement par les Allemands. Au moment où éclata l’incident du pont Marco Polo, l’armée chinoise était en pleine transition; beaucoup de chemin avait été parcouru, mais ses lacunes restaient béantes à tous les nouveaux, même si les déficiences dans l’instruction étaient partiellement compensées par l’expérience accumulée durant une décennie de guerre civile. 
   Au cours de la quête du KMT pour réunifier la Chine, plusieurs seigneurs de guerre avaient fini par prêter allégeance à Tchang Kaï-chek. Ceux-ci conservèrent le contrôle de leurs troupes, car elles garantissaient leur influence, et, dans une certaine mesure, leur survie politique. Le contrôle du gouvernement sur ces armées provinciales était donc très lâche, et du fait de leur fidélité incertaine, il était réticent à leur livrer des armes. La valeur et l’équipement de ces forces étaient très variables, certains seigneurs de  guerre ayant constitué de bonnes unités, alors que d’autres, sous-entraînées et sous-armées, avaient une utilité militaire marginale. Par contre, d’autres troupes, dont le nombre était semblable à celles contrôlées par les seigneurs de guerre, également ralliées au régime, étaient considérées par ce dernier comme raisonnablement loyales. Enfin, le cœur de l’armée nationaliste était constitué par environ 400'000 hommes appartenant à des unités directement levées par le KMT et sur lesquelles il concentra ses efforts de réarmement et de modernisation. Ceux-ci étaient compliqués par la faiblesse de l’industrie chinoise. Sa production d’armes légères, de munitions de petit calibre et de mortiers était insuffisante pour couvrir les besoins, et le gouvernement était obligé de passer des commandes à l’étranger. De plus, l’arsenal détenu par le pays était hétéroclite, provenant de sources très variées comme la Tchécoslovaquie, la France, le Japon, L’Allemagne, les Etats-Unis ou encore la Suède, l’Italie et la Belgique. Cette diversité représentait évidemment un cauchemar logistique. Enfin, les achats de pièces d’artillerie en petite série réalisés à l’étranger ne parvinrent jamais à combler le déficit en la matière. Les services logistiques et sanitaires étaient par ailleurs gravement déficients. L’armée ne disposait ainsi en 1937 que d’un parc de 3'000 véhicules motorisés.
  La puissance des divisions japonaises et chinoises différait radicalement, même si pour les secondes, l’on se base sur les dotations théoriques rarement atteintes dans la pratique. Les divisions des deux armées partageaient une structure identique, avec deux brigades comprenant deux régiments d’infanterie à trois bataillons. La taille supérieure de la division japonaise était causée par son parc d’artillerie, à l’existence d’unités du train bien plus importantes que dans son homologue chinoise et à l’effectif en général plus conséquent de ses unités d’infanterie. Si l’artillerie de la division japonaise surclassait celle de sa rivale, les deux infanteries disposaient par contre, proportionnellement à leurs effectifs, d’une puissance de feu similaire.

Division japonaise « quaternaire »
Division chinoise « réformée »
Nombre d’hommes
24’800
10’923
Pièces d’artillerie de 70mm à 105mm
84 à 120
16
Mortiers moyens 75 à 90mm
-
30
Mitrailleuses lourdes
96
54
Mitrailleuses légères
292
274

Compilé selon Battle for China, Soldiers of the White Sun et Imperial Japanese Army of WW2

 Malgré d’intenses efforts et d’importants investissements, l’infériorité de la force aérienne chinoise face aux services aériens japonais était encore plus marquée. En juillet 1937, les Chinois disposaient de 229 avions de combats opérationnels répartis en neuf groupes. Les avions, principalement d’origine américaine, italienne et allemande étaient récents et leurs pilotes formés au sein de l’école d’aviation centrale, mise sur pieds à l’aide d’instructeurs américains et italiens. Le service aérien de l’armée impériale japonaise alignait 549 avions répartis en 54 chutai (escadrons), qui pouvaient être renforcés par le service aérien de la marine impériale, qui disposait de 408 avions de première ligne. En mer, la marine chinoise, avec ses huit petits croiseurs et ses quarante canonnières, était incapable de s’opposer à la puissante flotte nipponne, dimensionnée pour rivaliser avec l’US Navy. Avant même que le premier coup de canon ne soit tiré, le Japon disposait de la suprématie maritime.
   Dans les semaines qui suivirent l’incident du 7 juillet 1937, les Japonais chassèrent les troupes chinoises des environs de Pékin, avant d’entrer dans la ville le 7 août. A la fin de ce mois, l’état-major de l’armée impériale mobilisa 200'000 hommes et activa l’Armée du Nord de la Chine, placée sous les ordres du général Terauchi afin de coordonner l’avance des 1e et 2e armées le long des deux grands axes ferroviaires de la région. La perte de Pékin acheva de convaincre Tchang Kaï-chek qu’il ne restait plus d’autre choix que de combattre. Le 7 août, le conseil de défense national entérina formellement la décision de résister. A cette date, la dynamique qui allait causer l’ouverture d’un second front à Shanghai était déjà bien enclenchée.

Le croiseur Izumo (wikimedia)
   A partir de 1935 déjà, les Chinois avaient débuté secrètement la construction d’ouvrages défensifs ceinturant Shanghai. La garnison de la concession japonaise située dans la ville portuaire ne dépassait certes pas 5'000 fusiliers appartenant à la marine impériale, mais la cité elle-même pouvait constituer un point de départ idéal pour avancer contre la capitale nationaliste, Nankin, située à 290 kilomètres de là. De plus, les deux villes étaient reliées par une voie de chemin de fer. Les 36e, 87e et 88e divisions ainsi que la 20e brigade indépendante de l’armée nationaliste étaient casernées non-loin de la ville, en dehors de la zone de neutralité instaurée à la suite du cessez-le-feu de 1932. Ces unités figuraient parmi les mieux entraînées et équipées de l’armée. Les 87e et 88e  divisions s’étaient par ailleurs déjà illustrées dans la défense de la cité cinq ans plus tôt. Dès le 11 juillet, le généralissime avait ordonné à ces deux divisions de se préparer à lancer des opérations offensives alors qu’à la fin du mois, le  général Zhang Zhizhong, commandant les troupes de Shanghai avait lui-même proposé une attaque préemptive. Puis, Entre le 7 et le 12 août, les Chinois retirèrent les marqueurs de navigation du Yangzi et bloquèrent la rivière Huangpu en y coulant des navires, alors que des éléments appartenant à la 20e brigade indépendante et à la 88e division s’infiltrèrent dans la zone neutre. A la fin du mois de juillet, les Japonais avaient terminé l’évacuation de leurs ressortissants civils de la vallée du Yangzi tandis que la marine impériale renforçait la garnison de la cité, qui atteignit 9'000 hommes le 11 août, tandis que la 1e division de porte-avions appareillait de Sasebo le 12 et mettait le cap sur Shanghai. Plusieurs incidents opposèrent Japonais et Chinois jusqu’au 13 août, ou une série d’escarmouches éclatèrent dans la matinée puis s’aggravèrent tout au long de la journée alors que des milliers d’habitants tentaient de quitter la ville. Les bâtiments de la 3e flotte nipponne ancrés près de la cité répondirent en ouvrant le feu sur les quartiers chinois, touchant notamment l’université. Le 15 août, la force expéditionnaire de Shanghai, commandée par le général Matsui et comprenant les 3e et 11e divisions de l’armée impériale, quittait le Japon. La seconde bataille de Shanghai débutait.
   A l’aube du 14 août 1937, les troupes chinoises présentes dans la ville passèrent à l’attaque avec pour objectif de rejeter à la mer les fusiliers-marins ennemis avant que des renforts ne leur parviennent. L’armée nationaliste disposait pour ce faire d’une fenêtre d’opportunité réduite ; moins d’une dizaine de jours suffisaient en effet pour acheminer des troupes du Japon à Shanghai par navire de transport. Faute de temps, les militaires chinois durent donc attaquer sans pouvoir concentrer au préalable leurs unités en un front cohérent, les troupes devant être engagées dans la bataille au fur et à mesure de leur arrivée dans la ville. De plus, trois des six divisions  disponibles dans le secteur durent être gardées en réserve pour faire face à l’éventualité d’un débarquement ennemi qui aurait menacé de prendre à revers les unités engagées dans la cité. Enfin, Shanghai fut frappée le 14 août par un violent typhon qui causa des inondations dans les rues, compliquant d’autant les opérations. Ainsi, dans les jours qui suivirent, les soldats nationalistes, appartenant principalement aux 87e et 88e divisions, ne parvinrent pas à réaliser de progrès notables et se heurtèrent à une série de positions défensives composées de bunkers en béton renforcés  par des plaques d’aciers et positionnés de manière à pouvoir délivrer des tirs croisés. Contourner ces bastions impliquait de violents combats menés maison par maison, et les Chinois devaient compter avec les contre-attaques ennemies soutenues par des blindés. Un bataillon entier fut ainsi annihilé à la suite d’un assaut japonais qui le coupa de ses arrières. La ville était par ailleurs violemment pilonnée par les canons de la flotte nipponne. Les deux adversaires s’abstinrent cependant de pénétrer dans les concessions internationales.
Troupes japonaises dans la ville de Shanghai, les ruines témoignent de la violence des combats (via wikimedia)
   Dans le même temps, l’aviation navale japonaise et la force aérienne chinoise luttaient férocement. Ne disposant pas d’aéroport utilisable dans la ville, la garnison nippone dépendit à partir du 15 août du soutien aérien des porte-avions Kaga, Hosho et Ryujo. Les trois vaisseaux emportaient un total de 37 chasseurs, 26 bombardiers en piqué et 31 bombardier-torpilleurs ; un nombre d’appareils insuffisant pour interdire les cieux de Shanghai aux pilotes chinois. L’aviation embarquée bénéficiait cependant du soutien des groupes de bombardiers bimoteurs de la marine, qui, depuis leurs bases de Formose et du Japon, se lancèrent dans une série d’attaques visant les principaux aérodromes chinois entre Shanghai et Nankin. Les chasseurs chinois abattirent ainsi trois G3M du Kanoya Kokutai le 14 août 1937. L’aviation nationaliste attaqua à plusieurs reprises les navires de la 3e flotte sans succès. Ces tentatives causèrent la mort de 1200 civils tués par des bombes visant le croiseur Izumo. Des combats aériens opposèrent bientôt les chasseurs des deux camps dans les environs de la ville. Ceux-ci se terminaient souvent à l’avantage des Japonais, qui touchaient ainsi les dividendes de l’entraînement intensif de leurs pilotes. Cependant, les limitations inhérentes aux avions employés par les deux camps et leur faible nombre limitèrent l’impact de la puissance aérienne sur les combats au sol.   
   Le 21 août, après avoir réorganisé leur dispositif, les Nationalistes lancèrent un assaut général avec les 87e, 88e divisions renforcées par la 36e division sur un front d’une largeur d’une dizaine de kilomètres. Les trois unités parvinrent à progresser au cours de violents combats, menaçant d’encercler le quartier-général ennemi et de prendre le contrôle des quais avant d’être repoussées le 23 août par une série de contre-attaques japonaises.
Débarquement japonais dans la région de Shanghai (via wikimedia)
   Les navires transportant la Force Expéditionnaire de Shanghai du général Matsui étaient arrivés à destination la vieille, mettant fin à tout espoir chinois de rejeter l’ennemi à la mer. Dans la nuit du 22 au 23 août, des éléments des 3e et 11e divisions débarquèrent sur plusieurs points de la rive Sud du Yangzi au Nord et au Nord-Ouest de Wusong, dans la périphérie de Shanghai. Les vaisseaux nippons appuyèrent le débarquement de leurs troupes ; à Shanghai même, le destroyer Amagiri ouvrit le feu à bout portant avec ses six pièces de 127mmm contre un dépôt sur les quais occupé par l’ennemi. La résistance opposée par les troupes chinoises gardant le secteur empêcha l’armée impériale d’élargir rapidement ses têtes de pont. Une batterie d’artillerie chinoise tua ainsi des centaines de soldats ennemis sur les plages avant d’être neutralisée. A l’annonce des débarquements, le général Zhang Zhizhong ordonna aux troupes engagées dans Shanghai de tenir leurs positions, et dépêcha des renforts qui contre-attaquèrent près de la ville de Luodian, située à l’intérieur des terres, le 24 août. Il fallut à la 11e division japonaise quatre jours pour prendre la ville, après que la moitié de ses défenseurs ait été tué ou blessé. La 3e division de l’armée impériale s’empara à son tour de Wusong le 31 août, après avoir dû surmonter une résistance acharnée. A Shanghai, l’infanterie de marine maintint la pression sur les forces nationalistes au moyen d’attaques limitées. Une préparation d’artillerie à 2h30 du matin dans la nuit du 5 au 6 septembre marqua le début d’une offensive de grande ampleur lancée par le général Matsui le long de la rivière Yunzaobin. Les troupes nippones investirent la ville de Paoshan dans la journée, mais en furent chassés par des contre-attaques chinoises, avant de la reprendre définitivement le 9 septembre. Au plus fort des combats, 70'000 soldats japonais affrontèrent 110'000 soldats chinois. A aucun moment la force expéditionnaire de Shanghai ne fut en mesure de percer les défenses chinoises et de se lancer dans une guerre de mouvement où elle aurait pu tirer avantage de la plus grande mobilité de ses unités. Cet échec était dû à l’utilisation par les Chinois de fortifications de campagnes bien situées et prenant  avantage des particularités du terrain et en particulier des multiples cours d’eau et canaux d’irrigation traversant la région. Les fermes et les villages avaient été transformés en autant de bastions sur lesquels s’appuyait le système défensif chinois. De plus, une grande partie des combats se déroulèrent dans les zones urbaines de Shanghai et de sa périphérie. Enfin, les Nationalistes ne se contentaient pas de défendre avec acharnement leurs positions, mais contre-attaquaient systématiquement chaque fois que l’ennemi parvenait à avancer, avec pour résultat que de nombreux points fortifiés changèrent de mains à plusieurs reprises. Les mouvements de l’attaquant étaient rendus d’autant plus difficiles par les pluies fréquentes qui transformaient les rizières en bourbiers où même les tanks pouvaient s’enliser. Ces tactiques associées aux caractéristiques du terrain permirent de stopper les Japonais. Leur coût en vies humaines fut cependant terrible face à un ennemi disposant d’une puissance de feu bien supérieure. La campagne s’était transformée en guerre d’usure.
   Les deux camps alimentèrent les combats en déployant de nombreux renforts dans la région ; la troisième semaine de septembre, les Chinois avaient déjà engagé 26 divisions, soit environ 200'000 hommes, dans la bataille. Du côté japonais, les 9e, 13e et 101e divisions de l’armée impériale arrivèrent durant les semaines qui suivirent la prise de Wusong, tandis qu’une brigade indépendante de l’armée en provenance de Formose débarquait sur les quais de Shanghai le 14 septembre. En outre, des bataillons entiers de réservistes furent détachés auprès de ces divisions afin de combler leurs pertes. Pour les Japonais, Shanghai était clairement devenu le front prioritaire au détriment du Nord de la Chine. A défaut d’être parvenu à chasser l’ennemi de Shanghai, Tchang Kaï-chek avait réussi à attirer celui-ci sur un terrain permettant aux troupes chinoises de neutraliser sa supériorité manœuvrière. Les Japonais prirent l’ascendant dans les airs avec l’arrivée début septembre des 12e et 13e kokutai de la marine qui opérèrent depuis des terrains à proximité de Shanghai. Ces deux groupes composites furent ensuite renforcés à partir du 18 septembre par des unités du service aérien de l’armée impériale. La conquête de la supériorité aérienne sur le champ de bataille fut accélérée par la mise en ligne du dernier-né des chasseurs de la marine impériale, le Mitsubishi A5M, qui surclassait nettement les Hawk III chinois.
   Sous la pression d’une offensive générale japonaise, les Nationalistes se replièrent en bon ordre le 17 septembre derrière une seconde ligne défensive. Bien organisée, elle avait aussi l’avantage d’être située hors de portée de la plupart des pièces de marine ennemies. Les attaques frontales successives de l’armée impériale lancées jusqu’à la fin du mois du septembre ne parvinrent pas à percer le nouveau dispositif, malgré l’engagement de tanks en soutien de l’infanterie. Parallèlement, une épidémie de choléra éclata dans la ville de Shanghai et fit rapidement des victimes dans les rangs des armées belligérantes. Après une série de nouvelles attaques, les Japonais parvinrent enfin à franchir la rivière Yuntsaopin le 12 octobre, et le centre de gravité de la bataille se déplaça vers la ville de Tachang, défendue avec acharnement par les Chinois. Entre le 18 et le 21 octobre, ceux-ci lancèrent une contre-offensive autour de la ville à l’aide du 21e groupe d’armées récemment arrivé du Guangxi, mais finirent par être repoussés. Tachang tomba le 25 octobre. L’armée nationaliste retraita derrière la crique de Suzhou, un cours d’eau large de 60 à 100 mètres, entraînant l’abandon  du centre de Shanghai. A ce moment, plusieurs centaines de milliers de soldats chinois encerclaient Shanghai le long d’un front d’une cinquantaine de kilomètres. 

contre-attaque chinoise près de Luodien (via wikimedia)
   La décision du généralissime de résister pieds-à-pieds  près de Shanghai permit dans un premier temps de contenir les troupes japonaises dans un périmètre réduit, mais elle avait comme désavantage de rendre les flancs des forces massées autour de Shanghai vulnérables car la péninsule où était située la grande cité était ceinturée par le fleuve Yangzi et la baie de Hongzhou. Hors, après avoir perdu 25'000 hommes durant le seul mois d’octobre, les Japonais s’étaient résolus à tenter de sortir de l’impasse au moyen d’opérations amphibies. Le quartier-général impérial activa la 10e armée le 20 octobre 1937. Celle-ci, placée sous les ordres du lieutenant-général Heisuke Yanagawa, un spécialiste des opérations amphibies, se vit attribuer les 6e, 18e et 114e divisions de l’armée impériale. Transportée par 40 navires, la 10e armée mit le cap sur la baie de Hongzhou, que les Japonais avaient choisi comme point de débarquement, en partie grâce à ses longues plages de sable. Cette zone était de surcroît mal défendue par les Chinois, qui la pensaient inadaptée aux opérations amphibies grâce à la montée rapide des marées à l’intérieur de la baie. 
   La série d’opérations japonaises qui allait faire basculer le cours de la bataille débuta dans la nuit du 2 novembre avec une tentative de franchissement de la crique de Suzhou menée sur un front réduit par les troupes du général Matsui. La plupart des embarcations furent coulées par les tirs partis de la rive opposée alors que les soldats japonais ayant atteint celle-ci furent chargés à la baïonnette par les défenseurs. D’autres tentatives de franchissement menées sur un front beaucoup plus large eurent lieu avec succès le jour suivant, et le 4 novembre, 10'000 soldats japonais avaient franchi la crique. Puis, le 5 novembre, la 10e armée débarqua dans la baie de Hongzhou au petit matin, face à une faible résistance chinoise. Les troupes du  lieutenant-général Yanagawa commencèrent aussitôt à progresser sans que les 62e, 79e et 67e divisions chinoises dépêchées en urgence à l’annonce du débarquement ne soient parvenues à empêcher l’extension de la tête de pont. Tchang Kaï-chek commit l’erreur, selon son propre aveu une année plus tard, d’attendre le 9 novembre avant d’ordonner le retrait de ses troupes menacées d’encerclement. Cette retraite précipitée engendra la désintégration de certaines unités, bien que la plupart se montrèrent capables de conserver leur cohésion. Le 11 novembre, le maire de Shanghai annonça la chute de la ville. Les Japonais rendirent impossible tout tentative de rétablissement chinois en faisant débarquer la 13e division à Plover Point sur le Yangzi, menaçant de couper les communications des forces chinoises engagées dans la péninsule avec Nankin. Celles-ci n’eurent d’autre choix que de poursuivre leur retraite vers la capitale nationaliste.
officiers nationalistes (via wikimedia)
   La bataille de Shanghai s’achevait donc par une victoire japonaise. Seule la possession par ces derniers de la suprématie maritime leur permit de trouver une issue au cul-de-sac tactique dans lequel le régime nationaliste les avait attirés et qui, au 8 novembre 1937, leur avaient coûté 9’115 soldats tués et 31'257 autres blessés. Mais cette victoire était aussi une défaite stratégique. A Shanghai comme dans le Nord de la Chine, l’armée impériale ne parvint pas à mener la bataille décisive voulue par sa doctrine et dont aurait résulté l’anéantissement de l’armée chinoise. Le Japon se trouva engagé dans un conflit qu’il ne savait pas comment gagner, alors que pour les Chinois, les sacrifices consentis à Shanghai avaient renforcés leur détermination à mener une guerre de longue haleine. Cependant, dans le court terme, la quasi-destruction des meilleures troupes nationalistes à Shanghai rendit la prise de Nankin quasi-inévitable ; les troupes du Guomindang perdirent en effet près de 200'000 hommes dans la bataille. Plus grave encore, une proportion importante du corps des officiers intermédiaires formant l’ossature de l’armée disparut dans les combats.

Bibliographie

Meirion et Susie Harries, Soldiers of the Sun, Random House, 1994
Edward J. Drea, Japan’s Imperial Army, University Press of Kansas, 2009

Mark Peattie, Edward Drea et Hans Van de Ven, The Battle for China, Stanford University Press, 2011
Matthew Dwight Whitney, A Military Analysis of the Battle of Shanghai, thèse de 2000 à la Cornell University.

Philip Jowett, Soldiers of the White Sun, Schiffer Publishing Ltd, 2011

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Gordon Rottman, Japanese Army in World War II, Osprey Publishing, 2005
Lennart Andersson, A History of Chinese Aviation - Encyclopedia of Aircraft and Aviation in China Until 1949, AHS, 2008

http://surfcity.kund.dalnet.se/sino-japanese.htm

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6 commentaires:

  1. Bonjour,

    Article intéressant car montrant notamment que les troupes du Kuomintang ont su faire preuve de combattivité, contrairement à l'idée commune. La résistance féroce à Shanghaï explique d'ailleurs en partie le massacre de Nankin en décembre 1937.

    De manière générale effectivement, l'engagement japonais en Chine, qui pour certains marquent de fait le début de la guerre du Pacifique (1937 voire 1931) reste encore méconnu.

    Cordialement.

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    1. Bonsoir Stéphane,

      En effet, la résistance acharnée des Chinois à Shanghai est souvent mentionnée comme une des causes du viol de Nankin. Quand à la guerre dans son ensemble, il faut aussi avouer que le manque de livres en français, et même en anglais sur le sujet, est criant.

      Cordialement

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    2. Hello,

      En anglais il me semble qu'il y en a quelques-uns que j'ai déjà croisés ici et là, sans pouvoir les lire. Mais je commence tout juste à bouquiner un peu plus sur la guerre du Pacifique, j'ai de la marge avant d'être calé (lol).

      En français par contre, c'est le vide sidéral -à part Margolin mais qui ne fait pas l'unanimité.

      A bientôt,
      Stéphane.

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    3. Bonjour,

      Pour l'anglais, je ne saurai assez recommander le Battle for China (il figure dans la biobliographie de l'article), c'est une vraie mine d'or. Mais sinon, en anglais, il me semble que les autres publications datent des années 70 ou avant, et sont donc difficilement accessibles à des prix abordables.

      J'ai aussi lu le Margolin il y a quelques années, mais je n'ai pas le souvenir qu'il ait beaucoup développé son propos sur les différentes campagnes militaires.

      A bientôt

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    4. Je regarderai pour la biblio en anglais, tu as aiguisé ma curiosité (lol).

      Margolin ne développe pas l'aspect militaire, ce qui limite encore plus les références en français, en effet.

      Cordialement.

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    5. Heureusement que c'est bientôt Noël (lol) Plus sérieusement, une critique de ce livre avait été fait sur le blog ma pile de livre si je me souviens bien.

      Cordialement

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