Voici une brève description de l’émergence d’une
armée redoutable durant la première moitié du XIXe siècle. La tentative de
Mehmed Ali de créer pratiquement ex-nihilo une armée puissante et l’infrastructure
économique nécessaire à son entretien, était par certains aspects annonciatrice
de la politique que suivirent d’autres autocrates moyen-orientaux plus d’un
siècle plus tard.
Adrien
Fontanellaz 2012
L’apparition du nizam-i cedid en Egypte dans la première moitié du XIXe siècle est
intimement liée au destin d’un personnage atypique; Mehmed Ali. Ce dernier
naquit en 1769, la même année que
Napoléon Bonaparte, à Kavala, un port de pêche sur les côtes de la mer Egée.
Issu d’une famille albanaise, Mehmed Ali exerça la profession de commerçant de
tabac avant de s’engager dans l’armée ottomane. C’est en tant que jeune officier
qu’il arriva en Egypte au sein d’un contingent albanais faisant partie des
troupes dépêchées par la Sublime porte pour reprendre possession de la province
brièvement et partiellement conquise par les français. Déterminé et fin
politique, Mehmed Ali parvint à évincer ses rivaux et à se faire reconnaître en
1805 comme vice-roi par le sultan, pour le compte duquel il devrait gouverner
ce qui constituait alors la plus vaste province arabe de l’empire ottoman.
Portrait de Mehmed Ali en 1841 (via wikipedia) |
Son ambition ne se limita pas à ce statut et
il n’eut de cesse durant son règne de tenter d’accroître son autonomie et ses
prérogatives vis-à-vis du palais de Topkapi, cherchant notamment à rendre son
titre héréditaire. Pour le vice-roi, obtenir de telles concessions du sultan
nécessiterait de disposer de troupes efficaces, nombreuses, et surtout, loyales
à sa personne. C’est pourquoi la constitution d’une telle armée fut son objectif
prioritaire durant la plus grande partie de son règne.
Progressivement, et au fur à mesure que son
contrôle sur la province s’affermissait, le vice-roi se lança dans une série de
réformes administratives destinées à augmenter ses revenus. A partir de 1813,
un cadastre fut établi dans le but d’optimiser la taxation des productions
agricoles, qui constituait la source principale des revenus de la province.
L’abolition du Iltzam (une taxe sur
la paysannerie) fut largement compensée par la fin des exemptions fiscales dont
bénéficiaient les terres appartenant aux mosquées et aux fondations religieuses
et par l’élimination de certains échelons intermédiaires chargés de prélever
l’impôt. Les paysans eurent bientôt l’obligation de vendre leurs produits
commercialisables à des monopoles, et ce à des prix fixés par l’Etat. La
trésorerie bénéficia non seulement de ces réformes et d’une lutte féroce contre
la corruption, mais aussi de l’expansion des terres cultivées et du
développement du réseau d’irrigation qui eurent pour effet d’accroître la base
fiscale de la province. Des revenus supplémentaires découlèrent de l’introduction
à grande échelle, à partir de 1821, de variétés de coton à fibres longues. Ainsi,
les revenus de l’Etat passèrent de huit à cinquante millions de francs entre
1805 et 1821. Le creusement d’un canal de 72 kilomètres de long reliant
Alexandrie au Nil entre 1817 et 1820 démontra que Mehmed Ali tenait fermement
l’Egypte sous sa férule. En effet, outre son coût de 7.5 millions de francs,
l’ouvrage nécessita la mobilisation de dizaines de milliers de fellah astreints à la corvée.
Plusieurs causes différentes furent
sans doute à l’origine de la décision de Mehmed Ali de fonder une armée crée
sur le modèle occidental. Lors de ses premières années en Egypte, il eut
l’occasion de constater l’efficacité de l’armée d’Orient française, mais aussi
celle des troupes britanniques dépêchées en Egypte. De plus, l’empire ottoman
s’était lancé bien plus tôt dans un important effort de modernisation de son
armée. Ces réformes, connues sous le terme de nizam i-cedid, ne purent être menées à terme du fait de la
résistance des segments les plus conservateurs de l’Etat, à commencer par le corps
des Janissaires. Les forces turques dépêchées par la Sublime porte et vaincues
par l’armée d’Orient comprenaient un détachement de 4'000 soldats entraînés à
l’européenne, dont la valeur au combat s’avéra meilleure que celle de leurs
frères d’armes aux méthodes plus traditionnelles. Mehmed Ali ne fut par
ailleurs pas le premier à tenter de lever des troupes formées à l’occidentale
dans le pays. Les Français avaient en effet levé une unité recrutée parmi la
communauté copte locale, alors que le vice-roi précédent, Husrev Pacha, avait
confié à des militaires hexagonaux l’entraînement de sa garde personnelle,
composée de Mamelouks, en 1802.
Dans
les années qui suivirent son arrivée au pouvoir, les troupes de Mehmed Ali
étaient composées principalement de Mamelouks et de soldats albanais. Les
Mamelouks, une caste de guerriers qui avaient contrôlé l’Egypte pendant des siècles,
s’avéraient, en tant qu’ancienne élite politique, prompts à contester le
pouvoir du vice-roi. En 1811, ce dernier établit de manière brutale son
autorité en faisant massacrer les principaux chefs mamelouks par ses troupes
albanaises. Quatre ans plus tard, Mehmed Ali tenta d’imposer à ces dernières un
entraînement à l’européenne, mais les résultats s’avérèrent immédiatement
désastreux. Un complot visant à l’assassiner échoua de justesse peu après
l’annonce de la réforme, et les soldats se répandirent dans les rues du Caire
avant de se livrer au pillage. Ces troupes tendaient en effet à considérer le
vice-roi comme un primus inter pares
bien plus qu’un chef détenteur d’une autorité absolue. Cependant, ses soldats
albanais lui étant indispensables, Mehmed Ali ne pouvait les discipliner à
l’aide des méthodes expéditives utilisées contre les Mamelouks. Ceux-ci
constituaient en effet un élément essentiel des différents corps
expéditionnaires qu’il envoya dans le Hedjaz pour lutter contre les Wahhabites
sur demande du Sultan, aux côtés de fantassins turques et de cavaliers libyens.
Déterminé à se constituer une armée entraînée
à la guerre moderne et fidèle à sa propre personne, le vice-roi se tourna alors
vers une nouvelle source de soldats. Une première expédition commandée par un
de ses fils fut envoyée vers le Soudan. Elle comprenait 4'000 hommes et douze
canons, commandés par un ancien lieutenant des marines américains converti à
l’Islam. Sa mission première était de capturer un maximum d’esclaves noirs et
de les déporter en Egypte, où ils formeraient les recrues nécessaires à la
nouvelle armée. Paradoxalement, Mehmed Ali tentait ainsi de fonder cette
dernière en recourant à une méthode de recrutement similaire à celle des
Janissaires plusieurs siècles auparavant. Les captifs furent envoyés depuis le
Soudan vers Assouan, dans un camp où ils étaient triés, les plus forts étant
conservés alors que les plus faibles étaient expédiés vers le marché aux
esclaves du Caire pour y être vendus. La mortalité extrêmement élevée parmi les
prisonniers rendit cependant toute l’entreprise vaine. Seuls 3'000 hommes
étaient encore en vie en 1824, sur les 20'000 capturés entre cette année-là et
1820, et ce malgré la tentative du vice-roi d’engager des médecins américains
spécialisés dans la traite. Pour le vice-roi, le retour sur investissement
était nul, le nombre de soldats incorporés de la sorte comblant à peine les
pertes subies par les différents corps expéditionnaires envoyés au Soudan. De
cet échec découla, à titre d’expédient, la conscription de 4'000 fellah pour
une durée de trois ans. Il s’agissait d’une petite révolution car jusque-là, un
paysan surpris en possession d’armes était passible de la peine de mort.
A cette époque, l’Egypte comprenait environ
cinq millions d’habitants, et au début des années 1820, faute d’alternatives,
le vice-roi décida de prélever sur cette population les effectifs nécessaires à
son armée. Les paysans étant naturellement réfractaires à être éloignés de
leurs villages, le gouvernement ne tarda pas à faire appel à la presse. Des
soldats encerclaient les habitations et emmenaient de force les hommes valides.
Les responsables locaux ayant des quotas à remplir, il était fréquent que les
recrues ne correspondent pas aux critères de l’armée, alors que l’absence
d’examens médicaux contribuait à accentuer le problème. Afin de rationaliser
l’organisation du recrutement, les autorités lancèrent un premier recensement
de la population en 1827. Par ailleurs, des mesures drastiques furent mises en
place pour lutter contre les désertions. Les futurs soldats furent
systématiquement tatoués sur les bras ou les jambes afin d’être facilement
identifiables. Les recrues étaient ensuite emmenées dans des camps où débutait
leur entraînement militaire.
La rapide montée en puissance du nizam-i cedid entre 1820 et 1836 fut
accompagnée par le développement de manufactures consacrées à son équipement.
La main d’œuvre nécessaire à ces établissements était fournie au besoin par la
presse, alors que jusqu’en 1826, leur gestion était aux mains d’administrateurs
payés directement par l’Etat. Malgré les efforts entrepris, en 1836,
l’industrie provinciale ne put fournir qu’une fraction des 6.5 millions de pièces
d’habillement requises pour équiper la troupe.
Plan d'une manufacture de poudre au Caire (via Al-Ahram) |
Disposer d’un grand nombre de soldats entraînés
et équipés était cependant insuffisant pour disposer d’une armée efficace. Il
fallait y ajouter un corps composé d’officiers capables et familiers avec les
tactiques européennes, alors qu’il restait impensable de promouvoir des fellahs
au sein de l’encadrement. En effet, l’armée reflétait strictement la hiérarchie
sociale en vigueur dans la province. Les postes à responsabilité revenaient à
des membres de l’élite turco-circassienne alors que la langue de commandement
était le turque. Deux écoles militaires furent crées dans la région d’Assouan
dans le but de développer un tel corps d’officiers en formant de jeunes
Mamelouks au service du vice-roi. Une académie d’artillerie et une autre de
cavalerie suivirent en 1831. Des vétérans français et italiens des guerres
napoléoniennes furent recrutés à partir de 1820 comme enseignants; le plus
célèbre d’entre eux étant le colonel Octave Joseph Anthelme Sève, qui connut
ensuite une carrière brillante au service du vice-roi, finissant commandant en
second de l’armée sous le nom de Suleyman Pacha. Ces aventuriers furent ensuite
rejoints par une mission militaire française officielle en 1825. Celle-ci était
dirigée par le général Boyer, un ancien de l’armée d’Orient. Ces écoles militaires
n’étaient cependant qu’une partie de l’effort consenti pour disposer des
cadres, médecins et ingénieurs indispensables à la nouvelle machine de guerre. De
1811 à 1836, 67 écoles diverses furent ouvertes dans la province, et de manière
significative, toutes dépendaient du département militaire du gouvernement. De
manière similaire, les premiers hôpitaux modernes dans la province étaient tous
militaires. Néanmoins, former un corps d’officier apte à mener une guerre au
moyen des nouvelles méthodes s’avéra être une tâche plus difficile que
d’inculquer aux soldats l’usage du mousquet où la manœuvre en formation, en
partie parce que les vieilles habitudes avaient la vie dure et que de nombreux
cadres étaient corrompus. Par contre, la chance allait permettre au vice-roi de
contourner un obstacle qui aurait pu s’avérer insurmontable ; trouver un
général qui soit à la fois d’une fidélité absolue tout en étant capable de
diriger efficacement sa nouvelle armée. Hors, un de ses propres fils, Ibrahim
Pacha, allait se révéler être un grand chef de guerre, à la fois proche de ses
hommes et brillant tacticien.
L’augmentation constante des revenus de la
province et le recours à la conscription forcée permirent à Mehmed Ali de
disposer d’une armée dont les effectifs atteignirent 130'000 hommes en 1837.
Ceux-ci étaient répartis entre trente régiments d’infanterie, quinze régiments
de cavalerie, quatre régiments d’artillerie à pieds, deux régiments d’artillerie
à cheval, deux régiments et cinq bataillons de vétérans, en réalité des troupes
de garnison et quelques unités de sapeurs. Sur ce total, trois régiments
d’infanterie et deux de cavalerie appartenaient à la garde du vice-roi. A ce
moment, ces troupes étaient casernées en Egypte, en Syrie, dans le Hedjaz, en
Crête et au Yémen. L’organisation des régiments (alay) d’infanterie était inspirée du modèle ottoman, avec quatre
bataillons (orta) de 816 soldats et
officiers, pour un total de 3264 hommes.
Mehmed Ali, Ibrahim Pacha et le colonel Sève (via wikipedia) |
Les craintes qu’auraient pu entretenir le
vice-roi sur la loyauté de ses soldats recrutés de forces disparurent très tôt
après la création de la nouvelle armée. En 1824, des unités formées de soldats
égyptiens réprimèrent impitoyablement une révolte paysanne en Haute-Egypte. Ironiquement,
celle-ci avait pour origine le refus de la conscription forcée. Les soldats
tuèrent environ 4'000 paysans en deux semaines. L’efficacité des nouvelles
troupes sur le champ de bataille fut révélée un an plus tôt lorsque un des
nouveaux régiments, fort de 2'500 soldats, fut dépêché dans le Hedjaz
directement depuis son camps d’entraînement en Haute-Egypte pour faire face à
une recrudescence des hostilités avec les tribus wahhabites. L’unité y écrasa
un nombre d’ennemis dix fois supérieurs lors d’un bref combat; une performance
bien meilleure que celle des troupes dépêchées jusque-là par Mehmed Ali. Le nizam-i cedid continua à s’illustrer
lors des campagnes menées par le vice-roi, que ce soit lors de la guerre
d’indépendance grecque, de la conquête de la Syrie, ou encore lors des
batailles livrées contre l’armée ottomane, comme à Konya le 21 octobre 1832, où
15'000 soldats égyptiens commandés par Ibrahim Pacha vainquirent une armée deux
fois plus importante dépêchée par la Sublime porte.
Paradoxalement, ce fut l’efficacité même de
son outil militaire qui finit par faire obstacle aux ambitions de Mehmed Ali.
En menaçant de mettre à mal l’équilibre régional, il causa l’intervention des
grandes puissances, dont découla l’abandon de la Syrie et la réduction du
format de l’armée à 18'000 hommes en 1841. Cependant, l’on peut se demander si la
paysannerie égyptienne, sur laquelle reposait l’ensemble de l’édifice, aurait
pu soutenir l’existence d’une armée de cette taille indéfiniment, surtout si
l’on tient compte du fait que sa montée en puissance fut accompagnée de la
création d’une marine importante. En 1831 déjà, le prétexte à l’invasion de la
Syrie était de récupérer les milliers de réfractaires égyptiens qui s’y étaient
réfugiés. Si les velléités d’extension territoriales du vice-roi s’avérèrent
vaines, ses aventures militaires lui permirent d’obtenir de de la Sublime porte
une concession essentielle ; la transmission de son titre à ses descendants.
Ironiquement, les nationalistes égyptiens, qui mirent fin à sa dynastie un
siècle plus tard se revendiquèrent de son héritage de modernisateur.
Bibliographie
Khaled Famy, All the Pasha's Men: Mehmed Ali, his Army
and the Making of Modern Egypt, Cambridge University Press, 1998.
Andrew Mc
Gregor, A Military History of Modern
Egypt: From the Ottoman Conquest to the Ramadan War, Praeger, 2006.
Abdel-Moneim El-Gemeiy, Educating Egypt, in Al-Ahram Weekly
on-line. http://weekly.ahram.org.eg/2005/766/sc2.htmPascale Ghazaleh, Industrious beginnings, in Al-Ahram Weekly on-line. http://weekly.ahram.org.eg/2005/766/sc2.htm
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