La guerre du Chaco figure parmi les conflits les plus sanglants ayant touché l’Amérique latine au XXe siècle. Dans le monde francophone, elle est surtout connue de par la caricature qu’en fit Hergé dans les aventures de Tintin. Pourtant, si celle-ci attribue son déclenchement à un mélange détonnant de caudillisme et d’appât du gain, la réalité, comme toujours, est bien plus complexe, les causes du conflit remontant à l’indépendance des deux nations antagonistes.
Adrien Fontanellaz, texte déjà publié sur le blog l'autre côté de la colline le 20 juin 2013
La marche vers la guerre
L’enjeu de cette guerre de trois ans entre la Bolivie et le Paraguay fut le Chaco boréal, une immense plaine s’étendant entre les contreforts andins et le Rio Paraguay, pratiquement dépeuplée durant les premières décennies du XXe siècle, à l’exception de petites communautés d’origine indienne et européennes, dont des Mennonites allemands. Bien que l’exploitation du quebracho et du bétail dans la région fournissait le tiers des revenus du Paraguay, celle-ci était pratiquement dépourvue d’infrastructures, le réseau de communications se limitant à des pistes de terre battue et à des sentiers. Son développement était en effet entravé par le manque de ressources en eau potables, les points d’eau étant rares, et un climat particulièrement rude, alternant des périodes de sécheresse en été, de juin à novembre, et de pluies, durant l’hiver, de décembre à mai. Ces dernières avaient pour effet de transformer d’immenses surfaces en zones marécageuses.
Le Paraguay et la Bolivie entretenaient des revendications antagonistes sur le Chaco Boréal depuis leur indépendance, et ne parvinrent pas à un accord bilatéral durable et mutuellement satisfaisant sur le tracé de leur frontière commune. Durant la seconde moitié du 19e siècle, les deux petites nations perdirent une partie de leurs territoires; le Paraguay vit sa taille réduite de moitié lors de la guerre de la Triple Alliance, et la Bolivie dut renoncer à son accès à la mer à l’issue de la guerre du Pacifique. Pour La Paz, contrôler le Chaco et établir un port fluvial sur le Rio Paraguay aurait ainsi permis de compenser la perte de sa province maritime sur le Pacifique en obtenant un accès, très indirect, à l’océan Atlantique. Les tensions s’accrurent dans les années 20, alors que les deux gouvernements appuyèrent leurs revendications en établissant des fortins reliés par des sentiers dans les zones contestées, et que les incidents entre soldats des deux camps se multipliaient. La guerre faillit éclater en décembre 1928 déjà, lorsqu’ un major paraguayen s’empara, de sa propre initiative, d’un fortin sur le Rio Negro, déclenchant une forte réaction des Boliviens, qui attaquèrent deux fortins avant qu’un de leurs avions ne bombarde le port fluvial de Bahia Negra, sans faire de dégâts. Les deux pays mobilisèrent, mais confrontés à l’impréparation de leurs appareils militaires respectifs, finirent par accepter une médiation étrangère, sans pour autant que les incidents de frontières ne s’arrêtent, alors que la découverte de pétrole au pied des Andes, laissant espérer que le Chaco détenait également des gisements pétroliers, ne fit qu’accroître encore l’attrait de la région. De plus, des compagnies pétrolières occidentales rivales facilitèrent alors le financement du réarmement des deux Etats en leur octroyant des prêts. En janvier 1930, ceux-ci durent renoncer in extremis à une attaque surprise après que les services de renseignements paraguayens soient parvenus à intercepter leurs plans et à les communiquer à la presse, alors que les deux pays étaient lancés depuis plusieurs années dans une politique de réarmement frénétique, avouée dans le cas des Boliviens, et plus discrète chez les Paraguayens. En juillet 1932, une nouvelle série d’escarmouches déboucha sur un échange d’ultimatums entre les deux nations, qui mobilisèrent, avant que la guerre n’éclate.
Carte du Chaco (via www.cinefania.com)
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Les armées boliviennes et paraguayennes.
Le Paraguay était un pays relativement pauvre, et comptait 900'000 habitants. Les jeunes citoyens étaient astreints à un service militaire de deux ans, avant de passer dans la réserve jusqu’à l’âge de 28 ans, âge à partir duquel ils dépendaient de la garde nationale, puis territoriale, avant d’être affranchis de toute obligation militaire à 45 ans. En juin 1932, avant la mobilisation, l’armée comprenait 4026 hommes, soit 355 officiers, 146 médecins et autres officiers non-combattants, 200 cadets, 690 sous-officiers et 2'653 soldats. Organisée en cinq régiments d’infanterie et trois de cavalerie, deux groupes d’artillerie et un bataillon de génie, elle avait bénéficié de l’aide française, notamment dans la formation de ses cadres. Une première division, la Primera División de Infanteria, fut formée en 1931, suivie par la Segunda División de Infanteria l’année suivante. Chacune alignait deux régiments d’infanterie et un groupe d’artillerie, la première disposant en sus d’un régiment de cavalerie.
Malgré la priorité accordée aux forces armées durant les années précédant la guerre, l’équipement restait limité. En août 1932, les arsenaux paraguayens incluaient 21'450 fusils, majoritairement des Mauser de fabrication belge ou espagnole, 61 mitrailleuses lourdes de divers modèles, et 406 mitrailleuses légères Madsen. L’artillerie était constituée par 60 canons, dont 32 était des modèles récents de 75 et de 105 mm commandés à la société Schneider avec 9'800 obus, et 24 mortiers, achetés avec 2'400 obus.
La mobilisation, qui débuta le 1er août 1932, porta les effectifs de l’armée à 24'000 hommes, dont les trois quarts, formant deux divisions, furent déployés dans le Chaco avec 56 canons, 38 mitrailleuses lourdes et 375 mitrailleuses légères. Comparée à sa future adversaire, l’armée paraguayenne avait une meilleure cohésion du fait de son recrutement homogène, les soldats et le corps des officiers étant également issu de la population métissée hispano-guarani. Enfin, l’uniforme des soldats, léger et confortable, était adapté aux conditions locales même si beaucoup de ces derniers allaient pieds-nus.
La canonnière Paraguay photographiée le 5 mai 1931
(via www.latinamericanstudies.org)
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Une mission militaire dépêchée par Paris contribua dans les années vingt à la montée en puissance de l’Aviación en Campaña paraguayenne, et déboucha sur l’achat, en 1928, de six Potez 25 et sept chasseurs Wibault CL73, pour 3297'598 francs français, qui équipèrent la Primera Escuadrilla de Reconocimiento y Bombardero et la Primera Escuadrilla de Caza. Par la suite, le soutien de l’Argentine permit au Paraguay de contourner l’embargo français consécutif à l’entrée en guerre et à obtenir huit Potez 25 supplémentaires, qui formèrent une seconde escadrille de reconnaissance et de bombardement. Enfin, cinq chasseurs Fiat CR.20bis furent livrés quelques mois après le début de la guerre. Le rôle de l’Italie fasciste s’avéra surtout déterminant dans la modernisation de la petite marine fluviale paraguayenne. En effet, celle-ci, forte de 68 officiers et 600 hommes du rang, reçut de ce pays deux hydravions Macchi M.18 A.R et surtout les canonnières Humaitá et Paraguay en mai 1931. En outre, la petite marine disposait de deux autres canonnières, deux avisos et une quinzaine de transport. Si elle n’affronta pas l’ennemi, cette petite flotte s’avéra d’une importance décisive durant le conflit en assurant le transport des troupes et du ravitaillement le long du Rio Paraguay. Enfin, la marine mit en place un embryon d’industrie de l’armement, qui s’avéra capable de produire bombes, obus de mortiers, grenades et civières puis d’assembler des camions à partir de composants importés.
Pourvue d’une population trois fois plus élevée que celle du Paraguay, la Bolivie entretenait une armée dont les effectifs en temps de paix étaient approximativement deux fois supérieurs à ceux de sa rivale. En effet, celle comptait 9’460 hommes, dont 600 officiers, alors que son ordre bataille incluait 13 régiments d’infanterie, cinq régiments de cavalerie, trois régiments d’artillerie et quatre régiments de génie regroupés en six divisions de composition et de taille variable. Cependant, les effectifs régimentaires correspondaient plutôt à ceux d’un bataillon, tandis que plusieurs de ces unités auraient été des coquilles vides, malgré le fait que théoriquement, l’ensemble de la population mâle ait été sujette à un service militaire de deux ans. Par ailleurs, la structure sociale de l’armée reflétait fidèlement celle de la société dans son ensemble ; le corps des officiers était très majoritairement blanc et hispanophone, alors que le gros des troupes était issu des populations indiennes, s’exprimant en Aymara ou en Quechua, bien des sous-officiers ne sachant par exemple pas lire et écrire l’espagnol. Cette ségrégation à la fois ethnique et sociale ne pouvait évidemment que fragiliser la cohésion des unités.
L’armée bolivienne avait été réorganisée sur le modèle allemand à la suite de l’arrivée d’une mission militaire d’une vingtaine d’officiers et de sous-officiers dépêchée par le IIe Reich en 1911. Bien qu’elle quitta la Bolivie lorsque le premier conflit mondial éclata, son chef, le capitaine Hans Kundt, regagna La Paz en 1921, où il fut nommé chef d’état-major de l’armée, avant de devenir ministre de la guerre en 1925. Kundt fit à nouveau appel à une vingtaine de conseillers allemands pour l’aider à réformer l’armée bolivienne, le plus connu d’entre eux étant sans doute Ernst Röhm, qui, à la suite d’un désaccord avec Hitler, occupa un poste d’enseignant dans une académie militaire de décembre 1928 à janvier 1931 avant de regagner l’Allemagne. C’est sous les auspices d’Hans Kundt que la Bolivie se lança dans une politique d’achat massif d’armements. Au moins 39'000 fusils Mauser et des fusils mitrailleurs ZB-26 furent livrés par la Tchécoslovaquie, alors que la Suisse fournit une petite trentaine de canons anti-aériens de 20 mm, assortis d’une dizaine de pièces anti-char du même calibre. Ce fut surtout la firme anglaise Vickers qui bénéficia le plus, avec 1.25 million de Livres de commandes, de l’effort de réarmement bolivien. Celles-ci comprirent en effet 115 canons et obusiers de 65, 75 et 105 mm, 750 mitrailleuses lourdes et légères, trois chars, mais aussi des uniformes. Néanmoins, les livraisons furent entravées par des retards dans la production et le blocage de certains chargements par les autorités argentines ou chiliennes. De plus, les Boliviens constatèrent des défauts dans la fabrication de certains matériels, renvoyant en mars 1933 près d’un demi-millier de mitrailleuses pour modification. La société britannique imputa ces défauts au manque d’entretien prodigué par les artilleurs locaux, tout en ne fournissant qu’un support minimal pour faciliter la formation de ces derniers.
Le Cuerpo de Aviacion bolivien, fondé en 1923, était bien plus puissant que son homologue paraguayen, dans la mesure où il alignait 38 avions de bombardement et de reconnaissance Breguet 19A2, Curtiss-Wright Osprey et Vickers Vespa III ainsi qu’une quinzaine de chasseurs Fokker, Curtis et Vickers. Enfin, l’armée bolivienne pouvait mobilier au besoin la flotte d’avions de transport de la compagnie nationale Lloyd Aereo Boliviano, soit une douzaine de Junker d’origine allemande.
Le commandement de l’armée bolivienne tendit à surestimer sa supériorité matérielle et numérique face à sa future adversaire, aidé en cela par la relative discrétion du réarmement paraguayen. De surcroît, outre sa moindre homogénéité, l’armée bolivienne souffrait de plusieurs désavantages majeurs. En effet, elle s’était préparée à une guerre en montagne contre sa vieille rivale chilienne, alors que le gros des conscrits, originaire de l’Altiplano, était peu familier avec les conditions particulières du Chaco. De plus, cette région était éloignée du cœur du pays et mal reliée à ce dernier. Ainsi, en 1932, il fallait entre six et quatorze jours pour franchir les 1'600 kilomètres séparant La Paz du Chaco. En effet, le chemin de fer ne permettait de franchir que la moitié de cette distance, le reste étant constitué de mauvaises routes particulièrement éprouvantes pour la mécanique des véhicules civils mobilisés, et ce d’autant plus que la Bolivie manquait de mécaniciens automobiles. Les voies de communication étaient bien meilleures du côté paraguayen. Le Rio Paraguay permettait en effet d’acheminer rapidement des troupes depuis Asunción jusqu’à plusieurs ports fluviaux servant de départ à de petites lignes de chemin de fer privées destinées à l’exploitation du quebracho. La plus importantes de ces dernières partait de Puerto Casado et s’enfonçait à 160 kilomètres dans les terres, son terminal se situant à 70 kilomètres d’Isla Poi, la principale base d’opération de l’armée paraguayenne dans le Chaco. L’existence de ces infrastructures permettait un temps de transit moyen de trois jours et demi entre la capitale, principal centre logistique du pays, et le front. Pour la même raison, le transport de matériels lourds, à l’image des pièces d’artillerie, était bien plus facile pour les Paraguayens que pour les Boliviens. De plus, les colonies Mennonites, dont l’implantation dans le Chaco avait été autorisée et soutenue par Asunción, notamment par l’octroi d’une exemption du service militaire et d’une autonomie civile et religieuse, allaient s’avérer être de précieuses pourvoyeuses en vivres pour les troupes paraguayennes. Un autre désavantage majeur allait lourdement handicaper la logistique bolivienne. En effet, après le début de la guerre, La Paz allait se trouver isolée sur le plan régional, le Chili se montrant réticent, pour des raisons historiques, à laisser transiter du matériel de guerre vers la Bolivie. Inversement, l’Argentine, malgré sa neutralité affichée, soutint activement le Paraguay, non-seulement en permettant de contourner l’embargo sur les armes frappant les belligérants en servant de paravent à ce dernier, mais aussi en lui ouvrant ses arsenaux, et en lui livrant les communications boliviennes décryptées par ses services de renseignements. Durant la guerre, 15'000 messages radios boliviens furent ainsi interceptés, et 7’000 décodés. Dans le même temps, Buenos Aires bloquait les échanges transfrontaliers avec la partie du Chaco occupée par les Boliviens, compliquant considérablement le ravitaillement en vivres de leurs troupes.
In fine, si les effectifs alignés par les belligérants peuvent sembler bien faibles comparés à ceux des armées qui allèrent se combattre quelques années plus tard au cœur de l’Europe, ils étaient néanmoins considérables en regard à la petite taille et à la pauvreté de ces deux pays, qui avaient consentis à d’énormes efforts pour se préparer à l’affrontement. Ainsi, en 1931, les Boliviens estimèrent que le Paraguay consacrait le tiers de son revenu national à son armée. En 1929, ce dernier avait consacré 70 % d’un emprunt national de 470'000 dollars à des achats de matériels militaires. En 1932, le Paraguay aurait acquis au total, depuis le début des années 20, pour 1'200'000 Livres d’armes auprès de pays aussi variés que la France, l’Espagne, la Belgique, la Norvège ou encore les Pays-Bas.
Premières offensives
Les Boliviens, organisés en deux petits corps d’armée, passèrent les premiers à l’offensive, et s’emparèrent des fortins de Corrales, Toledo et Boquerón entre le 26 et le 31 juillet 1932. Ils stoppèrent ensuite leur progression, d’une part pour des raisons politiques, le président Salamanca craignant une réaction argentine, et d’autre part à cause de fortes pluies, inhabituelles pour la saison, et qui eurent tôt fait de ralentir considérablement leurs mouvements. Ce répit donna aux Paraguayens le temps de s’organiser et de faire monter en ligne les troupes fraîchement mobilisées. Le 7 septembre, une colonne forte de 7'500 hommes, dirigée par le Lieutenant-Colonel José Félix Estigarribia, quitta Isla Poi et progressa vers le fort de Boquerón. Une série d’assauts, soutenus par l’artillerie et l’aviation, lancés à partir du 9 septembre furent repoussés par la petite garnison bolivienne, forte de 710 hommes, mais disposant d’une puissance de feu considérable avec 5 canons, 13 mitrailleuses lourdes et 27 mitrailleuses légères. Les 12 et 17 septembre, des colonnes venues secourir les assiégés fut repoussées par les Paraguayens, qui après l’échec de leurs premières attaques frontales, adoptèrent des tactiques d’infiltration et de débordement. Isolés, les défenseurs de Boquerón capitulèrent le 29 septembre 1932, leurs pertes se montant à 320 tués et 150 blessés. Par ailleurs, les colonnes de secours boliviennes perdirent 1’300 hommes, alors que 500 soldats paraguayens furent tués et 1’000 autres blessés. Le coût en vies humaines de cette première bataille d’envergure annonçait une guerre sanglante.
Mortier paraguayen (via www.latinamericanstudies.org)
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Les Paraguayens mirent à profit l’ascendant pris sur l’adversaire à la suite de cette victoire en lançant une nouvelle offensive le 1er octobre, avec l’ensemble de leurs forces, et capturèrent les forts de Corrales et de Toledo dix jours plus tard. Le 23 octobre, le fortin d’Arce, situé à une cinquantaine de kilomètres de Boquerón, tomba à son tour à la suite de plusieurs jours de combats acharnés et après qu’une manœuvre d’enveloppement ait forcé les Boliviens à se replier, et à abandonner également Alihuati, situé à 16 kilomètres au Sud d’Arce. Début novembre, l’avance paraguayenne buta sur des fortifications établies au fortin du Kilomètre 7. Plusieurs tentatives d’assaut direct ou de débordement furent mises en échec par les défenseurs boliviens, commandés par le colonel Bernardino Bilbao Rioja. La série de succès remportés par les Paraguayens eut un impact sur la structure de commandement des deux camps ; d’un côté, José Félix Estigarribia se vit confier la direction de l’ensemble des troupes présentes dans la Chaco, alors que de l’autre, la Bolivie rappela le général Kundt, qui avait quitté le pays en 1930, pour prendre la tête de l’armée.
Les déconvenues d’un expatrié
Après avoir renforcés leurs effectifs dans le Chaco, les Boliviens ne tardèrent pas à passer à l’offensive. Une attaque fut lancée avec succès le 31 décembre 1932 contre le fortin de Corrales. Le général Kundt porta ensuite son effort sur Nanawa, une position paraguayenne puissamment fortifiée à l’aide de l’expertise d’officiers russes blancs émigrés, et défendue par 2'500 soldats appuyés par une demi-douzaine de mortiers. Le 20 janvier 1933, neuf régiments d’infanterie et trois de cavalerie démontés, soit 6'000 hommes, appuyés par douze canons et les avions du Cuerpo de Aviacion lancèrent un assaut sur trois axes contre Nanawa, qui fut cependant repoussé par le feu meurtrier des défenseurs, bien pourvus en armes automatiques. Après avoir ordonné deux autres attaques pour un résultat identique dans les jours suivant, le général Kundt renonça le 28 janvier, après avoir perdu le tiers de son effectif, les pertes paraguayennes se montant à 248 hommes. Les Boliviens assaillirent ensuite vainement les lignes ennemies dans le secteur de Toledo à la fin du mois de février, puis celui d’Alihuatà en mars et enfin d’Herrera en mai, essayant la perte de milliers d’hommes pour des gains limités. Cette série d’échecs sanglants ne manqua pas d’avoir un effet délétère sur le moral des troupes qui se traduisit notamment par des mutineries au sein de plusieurs régiments. Le 4 juillet 1933, le général Kundt fit une nouvelle tentative contre Nanawa, lançant 9'000 hommes soutenus par 22 canons, cinq tanks et des lance-flammes dans la bataille. Les troupes boliviennes ne parvinrent pas à percer les défenses paraguayennes, tenues par un nombre similaire de soldats. Le 9 juillet, à l’issue de la bataille, les Boliviens avaient perdus 1’600 hommes, soit trois fois plus que l’adversaire, dont une grande partie tomba à la suite de l’échec d’une contre-attaque de grande envergure lancée dans les derniers jours de l’affrontement. Enfin, en septembre, un autre affrontement de grande envergure à Pampa Grande infligea d’autres pertes importantes aux Boliviens, avec près de 2’000 tués, blessés et prisonniers.
Caricature du général Kundt (via www.latinamericanstudies.org)
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Alors que les Boliviens s’épuisaient dans de vaines attaques frontales contre des positions défensives bien préparées, les Paraguayens se préparaient au lancement d’une vaste offensive en creusant de nouveaux puits et en accumulant de vastes stocks de ravitaillement. Le 23 octobre 1933, neuf divisions d’infanterie et deux brigades de cavalerie, totalisant 26'500 hommes, attaquèrent sur un front d’une largeur de 90 kilomètres. Les Boliviens parvinrent cependant à tenir leurs positions, infligeant de lourdes pertes à l’assaillant devant Pozo Favorita le 30 octobre. Les semaines suivantes, le général Kundt engagea progressivement le gros de ses réserves afin de maintenir l’intégrité du front face à la pression ennemie, sans pouvoir éviter la chute de fort Lopez le 16 novembre après de violents combats. Les événements se précipitèrent à partir du 3 décembre 1933 lorsqu’une importante colonne paraguayenne partie de fort Delgado effectua avec succès un vaste mouvement enveloppant puis déboucha sur les arrières boliviens, entraînant l’effondrement du front. Les aviateurs boliviens détectèrent bien la menace, mais le général Kundt, refusant de les croire, omis de de réorganiser son dispositif en conséquence. Les Paraguayens parvinrent ainsi à encercler les 4e et 9e divisions boliviennes, soit la moitié du Ie corps, devant Nanawa. Les deux unités se rendirent le 11 décembre, avec 8'000 hommes, 20 canons, 25 mortiers, 536 mitrailleuses lourdes et légères et 8'000 fusils.
Le désastre aurait été plus grand encore sans une contre-attaque menée par le colonel Enrique Peñarada, qui, à la tête de l’unique réserve de 3'000 hommes encore disponible, permit aux deux divisions restantes du Ie corps et à l’ensemble du IIe corps de retraiter vers Fort Ballivián. Ces défaites furent fatales pour la carrière du général Kundt, qui perdit son poste de commandant de l’armée au profit du colonel Peñarada. Une trêve, entrée en vigueur le 19 décembre, et qui dura jusqu’au 7 janvier 1934, permit aux Boliviens de se réorganiser et de s’installer sur leurs nouvelles positions. A ce stade de la guerre, ils avaient perdu 30'000 hommes, soit deux fois plus que l’adversaire.
Le triomphe paraguayen
Les Boliviens se rétablirent sur une nouvelle ligne partant de Linares, sur le Rio Pilcomayo, puis s’appuyant sur fort Ballivián, El Carmen et enfin Santa Fe sur le Rio Parapiti. Plus proches de leurs arrières, ils établirent une série de puissantes positions défensives associant réseaux de tranchées, barbelés, et champs de tirs soigneusement préparés. Au début du mois d’avril 1934, l’armée paraguayenne fut prête à lancer une nouvelle offensive de grande ampleur, après avoir procédé à l’aménagement des routes reliant ses bases logistiques à ses nouvelles positions. Le 25 avril, les trois corps de José Félix Estigarribia passèrent à l’attaque sur la partie du front s’étendant de Linares à El Carmen. Entre le 10 et le 25 mai, dans le secteur de Cañada Strongest, les 2e et 7e divisions paraguayennes, après s’être heurtées aux défenses ennemies, furent contre-attaquées par 14'000 soldats boliviens, qui réussirent à les couper de leurs arrières. La 7e division parvint à échapper au piège en taillant elle-même une voie de repli à travers la brousse, mais la 2e division se désintégra. Si beaucoup de ses soldats échappèrent individuellement à l’encerclement, 1'500 d’entre eux n’eurent d’autre choix que de se rendre aux Boliviens. Malgré ce revers, le plus grave subi durant l’ensemble de la guerre, le IIIe corps paraguayens attaqua fort Ballivián à partir du 18 juin, sans parvenir à progresser malgré de lourdes pertes, l’affrontement recevant dans la troupe le surnom de « la batalla de los milimetros ».
Ayant échoué à percer frontalement les lignes boliviennes, et conscient que ce type de combats, qui lui infligeait des pertes supérieures à celles de l’ennemi, ne pouvait qu’être, à terme, défavorable à une armée paraguayenne dont la base de recrutement était plus faible, José Félix Estigarribia dépêcha dans le Nord du Chaco la 6e division d’infanterie du colonel Rafael Franco. Celle-ci avait pour mission d’y attirer un maximum d’unités boliviennes, et d’affaiblir ainsi les défenses faisant face au gros des troupes paraguayennes. La colonne du colonel Franco progressa rapidement, et s’empara du fort 27 de Noviembre le 19 août 1934, avant de poursuivre en direction San Francisco qui était un nœud de communication vital pour la logistique ennemie, car nécessaire au ravitaillement de l’ensemble de troupes boliviennes au Sud, via Villa Montes. De plus, le secteur où opérait la 6e division était également proche des champs de pétrole de Santa Cruz, essentiels à l’économie. Cette menace suscita, comme l’espérait Estigarribia, une forte réaction bolivienne. Deux divisions de cavalerie et une d’infanterie, soit 12'000 hommes, commandées par le colonel David Toro, furent dépêchées en urgence vers le Nord où elles contraignirent la 6e division, déjà handicapée par l’étirement de ses lignes de communication, à retraiter. Cette dernière le fit en bon ordre et lentement, afin, conformément aux instructions d’Estigarribia, d’attirer ses poursuivants le plus loin possible du Sud. Ce faisant, la troupe du colonel Franco échappa in extremis à plusieurs reprises, le 5 septembre et le 10 novembre 1934, aux tentatives d’encerclement du colonel Toro, non sans devoir abandonner une dizaine de camions et une partie de son artillerie.
Mortiers boliviens en action (via www.greatmilitarybattles.com)
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Mettant à profit l’affaiblissement des Boliviens induit par sa manœuvre de diversion dans le Nord, José Félix Estigarribia lança une nouvelle offensive générale dans le Sud. Alors que ses IIe et IIIe corps étaient chargés de fixer les Boliviens sur leurs positions pour les empêcher de redéployer leurs unités, le Ie corps, composé des 1e, 2e ,7e et 8e divisions d’infanterie, frappa la 10e division bolivienne dans le secteur d’El Carmen, qui tomba le même jour, Independencia suivant peu après. Le corps paraguayen rota ensuite pour avancer vers le Rio Pilcomayo, qu’il atteignit le 16 novembre à midi, encerclant une partie des unités boliviennes défendant le front entre le Rio et Ballivián, qui tomba le 17 novembre. Les Boliviens perdirent dans la bataille 7'000 soldats tués et 8'000 prisonniers, dont 500 officiers, alors que leurs 9e et 10e divisions étaient anéanties. A l’issue de leur victoire, les Paraguayens s’empressèrent d’envoyer des renforts vers le Nord. Un détachement de la 8e division s’y empara par surprise des puits d’Yrendagué le 8 décembre 1934 après avoir parcouru 60 kilomètres en pleine brousse, privant l’ennemi d’eau potable. Ce fait d’armes auquel s’ajouta une contre-offensive de la division du colonel Franco, qui avait reçu plusieurs milliers d’hommes en renforts, entraîna la dissolution des unités du colonel Toro, dont la discipline s’effondra. 3'000 soldats boliviens furent tués ou capturés dans la débâcle. Cependant, l’arrivée fortuite de pluies torrentielles à partir du 11 décembre permit à 8'000 soldats boliviens de ne pas mourir de soif et à s’échapper. L’armée bolivienne fut décimée à la suite de cette série de lourdes défaites. Le 27 novembre, le président bolivien Daniel Salamanca fut déposé par ses officiers alors qu’il visitait le quartier-général de Villa Montes. Il devait dire de ces derniers que son renversement était bien la seule manœuvre qu’ils s’avérèrent capables de réussir. Le 4 décembre 1934, son successeur, Tejada Sorzano, décréta enfin la mobilisation générale.
L’impasse
Les Boliviens tentèrent d’établir une nouvelle ligne défensive partant de Ybybobo, sur le Rio Pilcomayo, et située à une cinquantaine de kilomètres de Villa Montes. C’est là que, dans les derniers jours de 1934, la 2e division de cavalerie paraguayenne leur infligea une nouvelle défaite retentissante. Mettant à profit la nuit et des rideaux de pluie pour masquer ses mouvements, cette unité parvint à couper la 9e division bolivienne de ses arrières, la laissant encerclée et adossée au Rio Pilcomayo. Lorsque cette dernière rendit les armes le 30 décembre, après avoir perdus 300 soldats, tués au combat ou noyés en tentant de traverser le fleuve pour se réfugier en Argentine, les Paraguayens capturèrent 1'717 prisonniers, alors que leurs propres pertes se montèrent à 24 tués et 35 blessés. A ce stade de la guerre, ils contrôlaient déjà la plus grande partie du Chaco boréal, mais l’arrivée des pluies eut pour effet de ralentir leur progression tandis que les Boliviens s’efforçaient de renforcer les défenses de Villa Montes. Ils y concentrèrent leurs 1e, 2e, 4e et 8e divisions d’infanterie et leur 2e division de cavalerie, soit 20'000 hommes appuyés par 44 canons. Au centre du front, la division de cavalerie du colonel Rivas fit gagner un temps précieux aux Boliviens. Cette unité d’élite, forte de cinq milles soldats répartis en cinq régiments, parvint à stopper in extremis l’avance du Ie corps paraguayen devant Capiirenda, qu’elle tint jusqu’au mois de janvier, avant de se replier et de rallier la garnison de Villa Montes.
José Félix Estigarribia tenta ensuite de faire sauter le verrou de Villa Montes en y concentrant les IIe et IIIe corps, soit un effectif légèrement inférieur à celui des défenseurs. Après une série d’attaques lancées à partir du 23 janvier, ses troupes s’emparèrent de Carandaiti, coupant Villa Montes du reste de la Bolivie. Les Paraguayens s’en prirent ensuite directement à la ville assiégé à partir du 13 février, mais ne réalisèrent aucun gain significatif contre les défenses ennemies, malgré quatre jours de violents combats et de lourdes pertes. Faute de pouvoir s’emparer de Villa Montes, les Paraguayens dépêchèrent leur IIe corps en avant, dans le but de s’emparer de territoires boliviens essentiels à l’économie du pays. Le corps franchit le Rio Parapiti le 5 avril, et s’empara de la ville de Charagua, dix jours plus tard. A ce stade, la géographie locale, semi-montagneuse, neutralisa partiellement la mobilité supérieure des troupes paraguayennes, tout en favorisant les Boliviens, mieux entraînés à opérer sur ce type de terrain. Le 16 avril 1935, une contre-offensive bolivienne massive, impliquant 15'000 hommes hâtivement armés et entraînés placés sous le commandement du général Guillén, repoussa le IIe corps, et recaptura Charagua le 21 avril. Les Boliviens manquèrent ensuite d’anéantir la 8e division paraguayenne, celle-parvenant à rompre un encerclement, puis furent stoppés à partir du 16 mai 1935. Ce retour en force bolivien démontrait que le Paraguay ne pouvait pas espérer s’emparer d’autres territoires boliviens sans d’immenses sacrifices, et ce alors qu’il avait déjà occupé l’ensemble de la zone contestée. Inversement, les Boliviens, qui étaient parvenus à reconstituer une armée de 50'000 hommes, en partie grâce à la hausse des revenus causée par la remontée des cours de l’étain, se montraient incapables de reprendre durablement l’ascendant sur l’adversaire dans des opérations offensives. Cette conjoncture associée à l’épuisement réciproque des belligérants favorisa la signature d’un cessez-le-feu le 12 juin, qui prit effet le 14 juin à midi, mettant ainsi fin à la guerre.
Conclusion
Une trêve entra en vigueur le 21 janvier 1936 puis les belligérants signèrent deux ans plus tard, à Buenos Aires, un accord cédant au Paraguay les trois quarts du Chaco Boréal, soit 80 % des territoires contestés par les deux pays avant la guerre. Par ailleurs, 17'037 prisonniers boliviens regagnèrent leur pays, alors que 2'948 soldats paraguayens étaient relâchés. Il fallut cependant attendre le 28 avril 2009 pour qu’un traité ne définisse définitivement le tracé de la frontière commune. Par la suite, des échanges de gestes de bonne volonté lors des cérémonies célébrant les 75 ans du conflit laissèrent espérer que cette page tragique de l’histoire des deux nations était en passe d’être tournée.
Si la guerre du Chaco figure en bonne place parmi les conflits relativement peu étudiés dans le monde occidental, elle constitua bien, pour les deux pays belligérants, un traumatisme similaire à celui ayant touché l’Europe moins de deux décennies plus tôt. En effet, 36'000 des 100'000 hommes mobilisés par le vainqueur y perdirent la vie, soit 3.5 % de sa population totale, alors que pour la Bolivie, cette proportion atteignit 2 %, avec un nombre de tués se situant entre 56'000 et 65'000. La saignée fut telle que durant les derniers mois du conflit, le Paraguay en fût réduit à appeler sous les drapeaux les jeunes hommes dès leurs 16 ans pour tenter de combler le déficit en effectif de ses régiments, dont certains n’alignaient plus que 350 hommes alors que leur dotation théorique était de 1'600 hommes. Les effets délétères de l’effort de guerre engendrèrent par la suite une forte instabilité politique dans les deux pays, qui ne tarda pas à se traduire par de nombreux coups d’état.
Prisonniers paraguayens et leurs gardes (via
www.icrc.org)
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Sur un plan strictement militaire, cette guerre fut parfois présentée, à l’image de la guerre d’Espagne, comme annonciatrice des méthodes qui allaient se généraliser durant la Seconde Guerre Mondiale. Cette analogie est pourtant discutable. En effet, les deux pays utilisèrent bien leurs aviations respectives pour mener des missions de reconnaissance, d’appui-feu, d’interdiction ou encore de ravitaillement, mais, faute de disposer d’effectifs suffisants, et aussi à cause des performances limitées des appareils de l’époque, leur impact sur le champ de bataille peut difficilement être considéré comme décisif. Par ailleurs, si quelques tanks furent bien utilisés au cours du conflit, ils le furent uniquement en soutien de l’infanterie. Il s’agissait là difficilement d’une innovation si l’on pense à l’usage de cette arme durant les deux dernières années de la Première Guerre Mondiale. Par contre, la taille du théâtre des opérations, associée aux effectifs limités alignés par les deux armées, permit à la manœuvre de prendre toute sa place dans le conflit, et ce malgré la présence massive d’armes automatiques. Les Paraguayens maîtrisèrent à l’évidence bien mieux que leur adversaire cette dimension de l’art de la guerre.
Alejandro Quesada, The Chaco War 1932-35: South America's Greatest War, Osprey Publishing, 2011
Robert L. Scheina, Latin America's Wars Volume II: The Age of the Professional Soldier, 1900-2001, Potomac Books Inc., 2003
David Marley, Wars of the Americas: A Chronology of Armed Conflict in the Western Hemisphere, ABC-CLIO, 2008
Antonio L. Sapienza et Dan Hagedorn, Aircraft of the Chaco War 1928-1935, Schiffer Publishing, Ltd, 1996
Matthew Hughes, Logistics and Chaco War :Bolivia versus Paraguay, 1932-35, The Journal of Military History, Volume 69, Number 2, April 2005
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