Alors que l'empire romain d'Occident succombait à
l'issue d'une succession désastreuse de pertes territoriales et de luttes
intestines, l'empire romain d'Orient traversait le Ve siècle sans subir de
dommages majeurs. Si Constantinople n'échappa pas aux guerres civiles, aux
défaites militaires, ou encore à une très forte pression barbare dans les
Balkans, ces épreuves ne mirent pas fondamentalement en péril la stabilité
politique ou encore l'assise économique de l'empire. En effet, durant ce
siècle, la plupart des empereurs qui se succédèrent sur le trône régnèrent
longtemps alors que l'absence de conflits prolongés avec les Perses sassanides
laissèrent les provinces les plus riches du domaine impérial inviolées. A son
avènement, l’empereur Justinien (527-565) disposait donc d’une armée importante
financée par une administration fiscale efficace.
Une des causes souvent
évoquées de la chute de l’empire romain d’Occident est la décadence supposée de
son armée à partir des réformes initiées par Dioclétien, symbolisées par la
disparition des grandes légions à dix cohortes du principat. Hors, évoquer brièvement
la destruction du royaume vandale d’Afrique par Bélisaire, brillant général
dépêché par Constantinople, offre l’occasion de revenir sur les
caractéristiques de l’armée romaine sous le règne de Justinien. Comme celle-ci
était encore très similaire à celle de Théodose un siècle plus tôt, cette
campagne donne un aperçu des capacités de l’armée romaine tardive, malgré
l’inévitable imprécision induite par le manque de sources décrivant
l’institution dans sa globalité. Deux siècles séparent ainsi deux manuscrits
essentiels; la Notitia Dignitatum et le Strategikon de Maurice, alors que comme
toute institution, l’armée évoluait constamment. De plus hier comme
aujourd’hui, les dotations et l’organisation théorique sont une chose, la
réalité des faits en est une autre.
Adrien Fontanellaz
(article publié sur l’autre côté de la colline le 1er juillet 2013)
L’armée de Justinien
L’armée
romaine d’Orient était l’héritière des réformes successives menées à la suite
de la crise du IIIe siècle, qui s’échelonnèrent du règne de Dioclétien
à celui de Constantin. La taille des unités, désignées par le terme générique
de numerus ou d’arithmos, et que l’on peut assimiler grossièrement à des régiments,
était d’environ 500 ou 1’000 hommes. Ceux-ci étaient divisés en deux grandes
catégories ; les limitanei et les comitatenses. Les premiers étaient
casernés dans les zones frontalières, qu’ils avaient pour mission de défendre
et de contrôler, et étaient soumis à l’autorité de dux ou de comes. Plutôt
composés d’infanterie et de cavalerie légère, les limitanei étaient rarement appelés à quitter la région où ils
stationnaient. Par ailleurs, ils pouvaient également s’appuyer sur les numerii, des miliciens locaux mobilisés
au besoin. Inversement, les régiments de comitatenses
dépendaient d’un magister militum (maîtres
des soldats) et pouvaient être utilisés afin d’assembler des armées de campagne
de taille variable. De ce fait, ces unités devaient être aptes à participer à
des batailles rangées. La frontière entre les deux catégories pouvait s’avérer
floue, et dans certaines circonstances, une armée de campagne pouvait être
renforcée par des régiments appartenant auxlimitanei,
alors qu’inversement, des unités de comitatense
pouvaient également voir leur statut se modifier avec le temps.
A l’aube du Ve siècle, les limitaneide l’armée romaine d’Orient se répartissaient entre quinze
régions, commandées par treize ducs et deux comtes, alors que le comitatense comprenait 43 régiments de
cavalerie et 114 régiments d’infanterie. Un siècle plus tard, les unités de comitatense étaient placées sous les
ordres de cinq maîtres des soldats. Trois de ceux-ci étaient responsables
d’une zone géographique spécifique ; le magister
militum per Orientem couvrait l’Arménie, la
Mésopotamie et l’Egypte, alors que le magister
militum per
Illyricum et le magister militum per
Thraciam couvraient la partie européenne de l’empire. Enfin, deux armées,
commandées chacune par unmagister militum
prasentalis étaient basées près de Constantinople. Les unités appartenant à
ces dernières étaient considérées comme l’élite de l’armée. Justinien ne tarda
pas à modifier cette structure après avoir accédé au trône, en confiant à un
nouveau magister militum la protection
de l’Arménie, dont l’importance stratégique tendait à s’accroître. Ces six
armées auraient alors compris un total de 115'000 hommes, dont 40'000 étaient
stationnés près de la capitale, à disposition de l’empereur. Enfin, celui-ci
disposait de sa propre garde, constituée par les scholae palatinae et les
excubitores. Sous Justinien, la valeur militaire de ces unités de
relativement réduites était cependant limitée.
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hippo-toxotai, 6e siècle (via byzantinemilitary.blogspot.com) |
Les
réformes de l’empereur Anastasius Ier (491-518) facilitèrent le
recrutement dans l’empire grâce à un accroissement de la solde, obtenu en
supprimant de cette dernière les traditionnelles déductions correspondant au
prix de l’équipement des soldats. Même si ces derniers durent eux-mêmes acheter
et payer directement celui-ci, la mesure contribua à revaloriser le métier des
armes, au point où il ne fut plus nécessaire de faire appel à la conscription,
et ce alors même que les effectifs de l’armée augmentaient. Les fonds
nécessaires avaient été obtenus grâce un accroissement des rentrées fiscales rendue
possible par une réforme de l’administration. En outre, l’armée pouvait faire
appel aux foederati(fédérés), qui constituaient des unités distinctes. Certaines étaient ethniquement homogènes et
se caractérisaient par des compétences tactiques spécifiques, alors que
d’autres, formées de longue date, comprenaient des hommes issus de peuplades
différentes et, avec le temps, ne se démarquèrent plus que par leur nom des
régiments purement endogènes, leurs soldats étant complétement assimilés.
Cependant, tout au long du Ve siècle, les empereurs d’Orient
évitèrent de déléguer à des fédérés la protection de provinces frontalières, à
l’exception de certaines zones dans les confins de la Mésopotamie, afin
d’éviter que leurs chefs, devenus trop puissants, ne puissent constituer une
menace ou peser sur le jeu politique, à l’image de ce qui se produisit dans
l’empire romain d’Occident. Enfin, une
dernière catégorie de troupes, les bucellarii,
pouvait être levée directement par un magister
militum. Ceux-ci se différenciaient des autres soldats par le fait qu’ils
étaient directement soldés par leur général, qui les utilisait régulièrement
comme réserve.
Cavalerie et infanterie
La
cavalerie vit progressivement son rôle dans l’armée romaine s’accentuer à
partir du IIIe siècle du fait des guerres fréquentes contre les
Perses sassanides, dont l’arme première était la cavalerie, puis de
l’apparition des Huns au cœur de l’Europe. Ainsi, un tiers des unités du comitatense était monté. Elles avaient
cependant un effectif inférieur à celui des arithmosd’infanterie.
Il est ainsi peu probable que la proportion de cavaliers ait pu dépasser le
quart des effectifs totaux de l’armée. La cavalerie lourde, composée de cataphractaires
et clibanaires, fut développée en réaction à l’usage de cavaliers lourdement
protégés par les Perses. Leurs homologues romains étaient équipés de spatha et
de lances, et leur protection était assurée par des cuirasses d’écaille et de
grands boucliers. Ils étaient cependant peu polyvalents, car aptes seulement à
la rupture sur le champ de bataille, et coutaient très cher. Ainsi, jusqu’à la
fin du VIe
siècle, seul 15 % de la cavalerie était constituée de cataphractiou de clibanarii.
Leur présence dans une bataille était souvent déterminante, car, outre leur
capacité à faire face à la cavalerie lourde ennemie, ils étaient régulièrement
utilisés pour renforcer l’infanterie sur les points où celle-ci menaçait de
rompre. En effet, la rupture de la ligne tenue par une armée engendrait alors
souvent sa défaite. Par ailleurs, la cavalerie dans son ensemble était parfois
placée directement en avant de l’infanterie lourde, ou, de manière plus
classique, sur les flancs ou à l’arrière de cette dernière. Son organisation
sous le règne de Justinien reste délicate à définir, mais au VIIe
siècle, elle était structurée en banda
d’environ 300 hommes, subdivisés en trois hekatontarchiai comprenant deux allaghia regroupant cinq decharchiade 10 hommes. Plusieurs banda formaient une chiliarchy, alors que l’assemblage de deux ou trois de ces dernière
composait une moira de 5 à 6’000
hommes.
La rencontre avec les Huns,
dont la pratique de la guerre était typique de celle des peuples de la steppe,
ne manqua pas d’avoir une forte influence sur l’armée romaine. La cavalerie
byzantine adopta ainsi à l’usage de l’arc, abandonnant le traditionnel javelot.
L’archerie à cheval était cependant un art difficile, demandant au minimum une
année d’entraînement intensif avant d’arriver à une certaine efficience, bien
loin cependant de la maestria des archers montés hunniques, équipés d’arcs
composites asymétriques supérieurs à tout ce qui était connu jusque-là, mais
extrêmement difficiles à produire et nécessitant, pour le maîtriser, un
entraînement depuis l’enfance. C’est pourquoi cette nouvelle forme de
cavalerie, les hippo-toxotai, était
équipée d’arcs composites symétriques, plus faciles à produire et à utiliser.
Les archers montés romains s’inspirèrent cependant la pratique hunnique,
faisant reposer l’efficacité de leurs tirs sur la puissance et la précision, au
détriment cependant de la cadence de tir, alors que les Perses avaient adopté
la pratique inverse en cherchant à obtenir un effet de saturation. Par
ailleurs, les hippo-toxotairomains
étaient polyvalents dans la mesure où, protégés par une côte de maille ou une
cuirasse d’écailles et emportant une
lance en bandoulière, ils étaient aussi capables de charger l’ennemi. De plus,
l’armée romaine d’Orient n’hésita pas à recruter des guerriers issus des
peuples des steppes, à commencer par les Huns, dont l’archerie restait
inégalée.
Malgré la montée
des effectifs de la cavalerie, l’infanterie n’en restait pas moins une
composante essentielle de l’armée romaine d’Orient. Elle se subdivisait en deux
grandes catégories, l’infanterie lourde, enrégimentée dans des unités comptant
un millier d’hommes, et l’infanterie légère, dont les numerus alignaient probablement 500 hommes. Cette différence de
taille tendit probablement à s’atténuer car, au début du VIIesiècle,
l’effectif d’un arithmos d’infanterie
lourde, commandé par un tribounos
était d’environ un demi-millier d’hommes, répartis entre deux hekontarchiai divisées à leur tour en
deux allaghia comprenant quatre lochagiaide 16 fantassins. Ces derniers,
lointains descendants des légionnaires du principat, étaient protégés par une
cotte de maille ou une cuirasse
d’écailles,et armés d’une spatha et
d’une lance, auxquelles pouvaient s’ajouter des armes de jet comme les
plumbata. L’infanterie légère était chargée de l’éclairage et du harcèlement
des troupes ennemies. Dépourvue d’armure, ses soldats étaient équipés de petits
boucliers, de haches et surtout d’armes de jets. Une partie importante de
ceux-ci étaient des archers, pourvus de même arc que les hippo-toxotai et d’un carquois leur permettant d’emporter quarante
flèches. Contrairement aux cavaliers, les archers à pieds privilégiaient
probablement les tirs de saturation au moyen de volées massives, rendues
nécessaires par leur disposition sur le champ de bataille. Les deux formes
d’infanterie étaient complémentaires, et une unité « lourde » était toujours
accompagnée d’un détachement « léger ». Lors des combats d’importance, les
quatre premiers rangs de la ligne de bataille étaient constitués par quatre
rangées de soldats équipés de boucliers et de lances, alors que les rangs
suivant étaient armés de javelines, qu’ils pouvaient projeter au-dessus des
têtes de leurs camarades. Une partie de l’infanterie légère se plaçait devant
cette ligne afin d’empêcher l’ennemi de la harceler, mais se repliaient en cas
d’avance massive de celui-ci. Des détachements d’archers étaient également
placés derrière l’infanterie « lourde » ou sur ses flancs, afin de l’appuyer
par ses tirs. Cependant, au cours du VIesiècle,
l’offensive devint de plus en plus la prérogative de la cavalerie, l’infanterie
se voyant progressivement réduite à un rôle défensif et statique. Dans l’idéal,
un général devait s’avérer capable de combiner les différentes troupes de son infanterie
et de sa cavalerie pour exploiter au mieux leurs caractéristiques respectives.
Le royaume vandale d’Afrique
Ce royaume était
une création récente. En 429, Genséric, roi des Vandales et des Alains, quitta
l’Espagne et débarqua en Numidie à la tête de 80'000 hommes, femmes, enfants et
vieillards, avant de progresser lentement vers les régions les plus riches de
l’Afrique du Nord romaine, dont la production agricole était essentielle à
l’équilibre économique de l’empire romain d’Occident. Si, quelques décennies
plus tôt, 19 régiments de cavalerie et 12 d’infanterie du comitatense
étaient stationnés dans la région, il est probable que l’existence de certaines
de ces unités n’était plus que théorique, alors que d’autres ne devaient
disposer que d’un effectif squelettique. Quoi qu’il en soit, cette armée de
campagne, commandée par Boniface, le comte en charge de la défense de la
province, fut vaincue par Genséric, et se replia en Italie. La ville d’Hippo
Regius tomba en 431, suivie par Carthage en 439. La perte de ce grenier de
l’empire n’alla pas sans susciter de réaction des Romains, et ce d’autant plus
qu’une année après la prise de Carthage, Genséric mena un raid de grand ampleur
contre la Sicile. Ce fut dans cette île, en 441, qu’une armée comprenant des
troupes et des vaisseaux dépêchés par Constantinople se rassembla dans le but
de traverser la Méditerranée et de chasser les Vandales d’Afrique. Le projet
finit par avorter à cause de la pression hunnique dans les Balkans, qui
contraignit l’empereur d’Orient Théodose
II à rappeler ses forces.
Les Vandales furent donc
libres de poursuivre leurs raids maritimes et s’emparèrent de la Sardaigne dans
les années qui suivirent. En juin 455, Genséric débarqua en Italie à la tête de
ses troupes et mit Rome, désertée par sa faible garnison, à sac. Le roi se
vengeait ainsi de l’avortement d’un projet d’alliance matrimoniale causé par
l’assassinat de l’empereur Valentinien III. Les Vandales pillèrent la ville
éternelle durant deux semaines, s’emparant d’immenses richesses, parmi
lesquelles figuraient une partie du butin ramené de Jérusalem par Titus en 70.
Cinq ans plus tard, Majorien, empereur d’Occident, concentra des navires et des
troupes en Espagne afin de lancer une expédition contre l’Afrique vandale, mais
la tentative fut tuée dans l’œuf par Genséric qui apparût avec sa flotte et
détruisit les vaisseaux ennemis avant même que les soldats romains n’aient pu
embarquer. Faute de navires, Majorien dut renoncer au projet. Puis, en 468,
l’empereur de Constantinople Léon I soutint massivement une nouvelle expédition
lancée en coordination avec Anthémius, son homologue occidental. La flotte
rassemblée pour l’occasion comprenait plus d’un millier de navires, emportant
des dizaines de milliers d’homme, dirigés par Basiliscus, beau-frère de Léon I.
Alors que l’expédition atteignit l’Afrique, les atermoiements du commandant
romain associés à la ruse de Genséric aboutirent à une défaite comptant parmi
les plus graves de l’histoire romaine. En effet, les Vandales, profitant d’un
vent favorable, surprirent la flotte romaine avec des brûlots, dont l’effet fut
dévastateur. Ils attaquèrent ensuite les vaisseaux romains survivants les uns
après les autres, alors que ceux-ci avaient dû s’éparpiller en toute hâte pour
échapper aux flammes. Il fallut des années à Léon I pour combler les pertes
humaines et financières causées par le désastre.
Lorsque Genséric
mourut en 477, la mainmise vandale sur l’ancienne province romaine d’Afrique
était donc bien établie. Lors de la conquête, ceux-ci n’amenèrent pas de
changements radicaux dans les structures sociales et administratives de la
province. Confrontés à une population beaucoup plus importante, les Vandales se
contentèrent de supplanter les anciennes élites, à commencer par celle grands propriétaires
terriens, après les avoir chassées. A
contrario, l’ancienne administration et ses fonctionnaires furent
conservées, à la différence près que le produit des taxes et autres impôts
alimentait les caisses du royaume et lieu de celles de l’empire romain
d’Occident comme auparavant. Le réseau de poste, avec son système de relais et
de montures de rechange, resta également fonctionnel. Bref, les Vandales
constituèrent une nouvelle élite à la fois économique et politique ethniquement
distincte reste de la population. De plus, bien que christianisés, ils étaient
de confession aryenne, alors que leurs sujets étaient catholiques. Ce fossé
entre nouveaux-venus et locaux s’approfondit lorsque Hunéric, fils de Genséric,
initia en 484 une politique de conversion forcée des Catholiques, que ses
successeurs suivirent avec une fermeté variable.
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Guerriers vandales et alains (via byzantinemilitary.blogspot.com) |
La population
vandale était dirigée par 80 thusundifath(chefs
de 1'000) dont le rôle était double. Ils avaient la charge de la population
dont ils étaient responsables et dirigeaient les guerriers issus de celle-ci au
combat. Le nombre de ces derniers reste aujourd’hui encore difficile à
déterminer, mais il semble peu probable que l’armée vandale ait pu compter plus
de 25'000 hommes. En effet, si ils pouvaient mobiliser l’ensemble de leur
population en âge de porter les armes, la taille de cette dernière était
estimée à 100'000 individus au moment de l’arrivée de Bélisaire. Le seul moyen
d’accroître encore les effectifs aurait nécessité de recruter des locaux, ce
que les Vandales, constituant de facto
une aristocratie militaire, se refusèrent à faire de manière significative.
L’ensemble des hommes s’entraînait à l’usage des armes, mais la pratique était
essentiellement individuelle, et ne pouvait se comparer à celle des Romains,
qui mettait également l’accent sur la manœuvre en formation. Par contre,
l’équipement n’était pas sans similitudes avec l’infanterie lourde impériale,
avec un armement principalement constitué de spahta et de lances et une
protection, au moins pour les guerriers fortunés, assurée par des casques, des
cottes de mailles ou des cuirasses en écailles et des boucliers. A l’intérieur
des terres, leur principal adversaire était constitué par les Maures, qui leurs
infligèrent plusieurs défaites notables. Il est donc probable que bien qu’initialement
composée de fantassins, l’armée vandale fut par la suite intégralement montée
pour s’adapter à a mobilité de ces redoutables adversaires. Par contre, les
tactiques vandales continuèrent à reposer sur le choc, et ils ne développèrent
pas d’archerie à cheval, ce qui ne manqua pas de causer de graves difficultés
face aux Maures, qui évitaient les combats frontaux pour accabler l’ennemi à
distance avec des tirs de javelines. Ainsi, à une occasion, ces derniers
parvinrent à encercler une armée vandale. L’odeur dégagée par leurs chameaux
empêcha l’ennemi de les charger et de briser l’encerclement, et ils eurent
ainsi tout loisir de lui infliger des pertes massives sans s’exposer.
La campagne de Bélisaire
Une querelle dynastique au
sein de la famille royale vandale fut à l’origine d’une succession d’événements
qui s’avérèrent fatals au royaume. En mai 530, Gélimer, petit-fils de Genséric,
renversa le roi Hunéric. En effet, placé à la tête de l’armée par ce dernier,
Gélimer avait mené une campagne victorieuse contre les Maures, et le prestige
qu’il en retira lui avait permis de rallier à sa cause une grande partie de la
noblesse. Cependant, le nouveau roi, éliminant impitoyablement ses opposants et
s’emparant de leurs terres, ne tarda pas à se couper d’une partie de ses
soutiens. De plus, Hunéric, retenu prisonnier, avait appelé Justinien à l’aide,
alors qu’auparavant, les Catholiques persécutés avaient déjà plaidé leur cause
à Constantinople. L’empereur romain ne manquait donc pas de prétextes pour
intervenir, alors qu’en Orient, en 532, un traité de« paix éternelle » mettait
fin à la guerre contre les Perses sassanides et augmentait donc
considérablement sa marge de manœuvre. Lancer une expédition de reconquête du
royaume vandale n’était cependant pas une chose aisée, et de fait, les
conseillers de Justinien se prononcèrent contre une telle entreprise,
extrêmement couteuse et risquée, comme l’avait amplement démontré l’échec de
Léon I quelques décennies plus tôt. Justinien passa outre ces avis et ordonna de
débuter les préparatifs de l’invasion. Ces derniers comprirent un volet
diplomatique, car il était indispensable de disposer d’une base intermédiaire à
proximité des côtes vandales. Les Romains ne tardèrent pas à obtenir le soutien
des Goths, qui leur accordèrent la possibilité de transiter par la Sicile, et
mirent en place un marché à Syracuse afin de leur permettre de compléter leur
ravitaillement. Il est par ailleurs possible que la diplomatie romaine ait joué
un rôle dans les révoltes qui éclatèrent au sein du royaume vandale à un moment
particulièrement opportun. En effet, une insurrection débuta à Tripoli, alors
que dans le même temps, Godas, gouverneur de la Sardaigne, pourtant nommé par
Gélimer, se retourna contre son souverain avant de demander le soutien des
troupes romaines, et ce peu avant le début de la guerre.
Justinien confia à Bélisaire,
magister militum per Orientem, le
commandement des troupes chargées de la reconquête. Le général romain avait
déjà une carrière remarquable derrière lui, et avait notamment affronté les
Perses à plusieurs reprises durant les années précédentes, étant tour-à-tour
vainqueur et vaincu. Le corps expéditionnaire incluait 10'000 fantassins et
5'000 cavaliers issus du comitatense,
au moins un millier de bucellarii, et
un autre millier de mercenaires, soit 400 Hérules et surtout 600 redoutables
archers-montés Huns, et enfin, un détachement de 400 hommes destinés à
renforcer Godas en Sardaigne. La cavalerie aurait été subdivisée en treize
unités, soit neuf de fédérés et quatre du comitatense, alors que les mercenaires en
comprenaient trois. Enfin, une flotte de 500 navires de
transport escortée par 92 dromons, dont les équipages comprenaient 2'000
soldats d’infanterie de marine, était chargée de transporter cette armée. La
flotte quitta Constantinople durant le mois de juin 533, sans que Bélisaire
n’ait eu le loisir d’entraîner les différentes unités de son armée à manœuvrer
ensemble. L’armada atteignit les côtes de l’Afrique vandale en septembre 533,
après trois mois de voyage entrecoupé d’escales prolongées, que le maître des
soldats mit à profit pour définir la chaîne de commandement de ses troupes. Le
trajet fut émaillé d’incidents, dont le plus grave fut la mort de 500 hommes
causée par la consommation de pain avarié. Les troupes romaines débarquèrent à
Caput Vada, à 200 kilomètres au Sud de l’actuel Cap Bon, et établirent aussitôt
un camp protégé par un fossé et un rempart, alors qu’une partie des dromons
patrouillait au large pour éviter toute surprise de la flotte vandale.
L’arrivée de Bélisaire prit les Vandales
complètement par surprise et en position de faiblesse. En effet, Gélimer venait
d’envoyer son frère Tzazo en Sardaigne avec 5'000 hommes et la majeure partie
de sa flotte, soit 120 navires, afin de reprendre le contrôle de l’île. De
plus, en débarquant à Caput Vada, les Romains coupèrent la route côtière
reliant Hermione, où se trouvait Gélimer avec environ la moitié des troupes
vandales disponibles, à Carthage, qui abritait la seconde moitié, commandée par
Ammatas, le frère du roi. L’armée de Bélisaire avança ensuite vers Carthage en
suivant la route côtière, parcourant une quinzaine de kilomètres par jour.
L’armée était accompagnée par la flotte, alors que le flanc terrestre était
couvert par les 600 archer-montés Huns, tandis que 300 cavaliers bucellarii commandés
par Jean l’Arménien servaient d’avant-garde. La progression de l’armée fut
facilitée par la neutralité ou le soutien de la population locale que Bélisaire
encouragea en maintenant une stricte discipline parmi ses troupes. Gélimer ne
tarda cependant pas à réagir ; dans un premier temps, il ordonna l’exécution
immédiate d’Hunéric et de ses proches, puis entreprit de préparer une embuscade
de grande ampleur contre l’ennemi, préférable à une bataille rangée dans la
mesure où le total de ses troupes additionné à celles dirigées par Ammatas ne
devait guère dépasser les 15'000 hommes, soit un effectif inférieur à celui des
Romains. Le roi choisit Ad Decimum pour piéger son adversaire. Situé à une
douzaine de kilomètres de Carthage, ce carrefour reliait une route à
l’intérieur des terres à celle suivie par les Romains, alors que cette dernière
s’éloignait de la côte et formait un long défilé ceinturé par des collines. Le
piège devait être actionné par Ammatas, chargé attaquer frontalement
l’avant-garde romaine, que Bélisaire devrait renforcer massivement. A ce
moment, Gélimer dont l’avance aurait été masquée par le relief, déboucherait
sur les arrières de la colonne romaine, fermant le piège. Enfin, son neveu,
Gibamond, à la tête de 2'000 autres cavaliers, devait garder une autre route
permettant d’accéder à Carthage et parallèle à celle suivie par les Romains,
les empêchant d’échapper à la tenaille vandale. Audacieux, ce plan avait
cependant pour défaut de nécessiter une étroite coordination entre des troupes
venant de directions opposées.
Les
batailles d’Ad Decimum et de Tricamerum
Le plan tourna cependant au désastre pour les Vandales lorsqu’ils
tentèrent de le mettre à exécution le 13 septembre 533. Dans un premier temps,
arrivé dans le défilé, Bélisaire établit un camp fortifié à 6 kilomètres en
amont d’Ad Decimum, où il laissa son infanterie, avant de mener une
reconnaissance en force avec sa cavalerie, dont l’avant-garde était constituée
par Jean l’Arménien et ses 300 bucellaires. Pendant ce temps, Ammatas avait
quitté Carthage avec ses troupes, mais celles-ci, au lieu de constituer une
formation prête à mener bataille, constituèrent une longue colonne composée de
petits groupes espacés. Ainsi, lorsqu’ Ammatus, à la tête du premier de ces
groupes, tomba nez-à-nez avec l’avant-garde romaine à midi, cette dernière eut
l’avantage face à un adversaire ne disposant pas de la supériorité numérique,
et alors que Gélimer n’était pas encore prêt à déboucher sur les arrières
romains. A l’issue d’une brève échauffourée, le frère du roi fut tué, semant la
panique parmi ses hommes. Jean l’Arménien se lança alors dans une longue
poursuite, dispersant les groupes de cavaliers vandales les uns après les autres
jusqu’aux portes de Carthage. Dans le même temps, les 2'000 guerriers de
Gibamond rencontrèrent les 600 Huns détachés pour garder le flanc de l’armée
romaine le long de la route parallèle plus à l’intérieur des terres. Malgré
leur infériorité numérique, les archers à cheval prirent rapidement l’avantage
sur les Vandales, en massacrant la plus grande partie, et tuant le neveu de
Gélimer. Lorsque ce dernier déboucha enfin sur le carrefour d’Ad Decimum, il
ignorait qu’il arrivait entre les gros de Bélisaire et l’avant-garde de Jean
l’Arménien au lieu de prendre à revers l’ensemble de l’armée romaine. Les
Vandales chassèrent cependant un détachement de foederati envoyé par le général romain pour observer les alentours
du haut d’une colline. Ces soldats entraînèrent dans leur fuite 800 bucellarii, mais Gélimer ne poussa pas
son avantage et stoppa la poursuite de l’ennemi. En effet, arrivée sur les
lieux de l’affrontement entre Jean l’Arménien et Ammatas, et ayant découvert le
cadavre de ce dernier, il dût alors réaliser qu’il ne connaissait pas la
disposition de l’armée romaine. Bélisaire put ainsi mettre à profit ce répit
pour réformer ses troupes, puis lancer à son tour une charge contre le roi et
ses hommes. Ceux-ci se replièrent alors vers l’intérieur des terres, laissant Carthage,
maintenant dépourvue de défenseurs et dont une partie de l’enceinte était en
ruine, à la merci des Romains.
Celle-ci
n’opposa aucune résistance et ouvrit ses portes à l’arrivée de Bélisaire et de
son armée. Maintenant une stricte discipline parmi ses troupes, le général
entra dans la ville le 15 septembre, puis ordonna de renforcer ses défenses.
Dans les semaines qui suivirent, un fossé garni de pieux fut creusé autour de
la cité avant que les parties les plus faibles des remparts ne soient remises en
état. Pendant ce temps, Gélimer, qui s’était replié à Boulla, s’efforçait de
réorganiser son armée. Il bénéficia d’un renfort important avec le retour de
son frère Tzazo et de ses 5'000 hommes, après qu’ils aient mis fin à la révolte
en Sardaigne et exécuté son initiateur. En revanche, le roi ne parvint à
recruter qu’un nombre limité de Maures, dont un détachement se joignit à ses
forces. Enfin, une tentative ultérieure de débauchage des Huns de Bélisaire
échoua à son tour. L’armée vandale marcha ensuite sur Carthage avant de camper
à Tricamerum, à une trentaine de kilomètres de la ville. A la tête d’une armée
dont l’effectif ne dépassait probablement pas les 15'000 hommes, Gélimer
n’était pas en mesure d’assiéger la ville, défendue par une force romaine supérieure
en nombre et appuyée de surcroît par une importante flotte, mais pouvait
espérer qu’une rencontre sur le champ de bataille tournerait à son avantage. A
la mi-décembre, Bélisaire résolut d’accepter la bataille, et dépêcha Jean
l’Arménien et l’ensemble de sa cavalerie, à l’exception de 500 bucellaires,
avec pour instruction de harceler l’ennemi, mais sans se laisser entraîner dans
un affrontement frontal. Le jour suivant, le maître des soldats quitta à son
tour Carthage avec l’infanterie et le reste de la cavalerie.
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Carte de la campagne (via wikicommons) |
Après
deux jours de trajet, les troupes commandées par Jean l’Arménien arrivèrent à
proximité du camp vandale. Vers midi, alors que les cavaliers romains
s’apprêtaient à manger, Gélimer déploya son armée en ordre de bataille, devant
le lit d’un ruisseau, dans l’espoir de pouvoir affronter Jean avant que
l’infanterie ne le rejoigne. Le centre était tenu par Tzazo et ses hommes,
alors que les deux ailes étaient commandées par des nobles, tandis que les
Maures étaient gardés en réserve derrière l’armée. Jean ne tarda pas à déployer
ses troupes à son tour, faisant face au frère du roi avec des bucellarii et des archers
montés romains, alors que ses flancs étaient
composés de cavaliers réguliers et de foederati.
Les Huns restèrent en réserve à l’arrière de la ligne romaine. Les combats
débutèrent lorsque Jean envoya à deux reprises ses hippo-toxotai pour
harceler le centre ennemi. Tzazo répondit dans à chaque fois en lançant une
contre-charge pour chasser les cavaliers romains, mais sans franchir le
ruisseau séparant les deux armées. Cet obstacle risquait en effet briser la
cohésion de ses troupes, les rendant vulnérables à une contre-attaque ennemie.
Par ailleurs, lors de ces affrontements, les ailes vandales ne s’étaient pas
portées au secours de Tzazo, ce qui incita Jean à risquer une attaque frontale
du centre romain contre son homologue vandale. Par malchance pour ces derniers,
le frère du roi mourut dès le début du combat, ce qui causa un début de panique
chez ses hommes. Bélisaire, qui avait rejoint Jean au début de la bataille en
laissant l’infanterie, sentit la ligne ennemie flotter et ordonna aux ailes
d’attaquer à leur tour, ce qui acheva de faire paniquer les Vandales, qui
refluèrent vers leur camp. A ce stade de la bataille, les Romains avaient
perdus une cinquantaine d’hommes et Gélimer environ huit cents. Bélisaire
attendit ensuite l’arrivée de son infanterie pour prendre d’assaut le camp
vandale. Cependant, dans celui-ci, une nouvelle vague de panique éclata quand
les guerriers découvrirent que Gélimer, craignant peut-être que ses nobles ne
se retournent contre lui après ses deux défaites successives et la mort de ses
frères, avait pris la fuite. L’ensemble des troupes vandales se dispersa à sa
tour, sans que les Romains ne soient en mesure de les poursuivre, car Bélisaire
perdit alors le contrôle de ses soldats, qui pillèrent le camp abandonné dans
le plus grand désordre, et ne parvint à rétablir la discipline que le
lendemain. Cependant, même si les pertes Vandales restèrent limitées du fait de
l’absence d’une poursuite en règle, alors que celles-ci généraient alors
invariablement un nombre important de victimes chez le vaincu, la bataille de
Tricamerum marqua bel et bien la fin du royaume vandale d’Afrique. Gélimer fut
ainsi capturé en mars 534, après une traque de trois mois pendant lesquelles
les Romains reconquirent la Sardaigne et la Corse et achevèrent d’affermir leur
mainmise sur l’Afrique. Bélisaire retourna ensuite à Constantinople avec
Gélimer, un butin important et de nombreux captifs, pour se voir accorder les
honneurs d’un triomphe par Justinien.
Conclusion
La
campagne de Bélisaire en Afrique fut un succès éclatant, dans la mesure où il
ne fallut que quelques mois pour éliminer le royaume vandale, un peuple
pourtant considéré comme particulièrement redoutable et encore auréolé par les
exploits de Genséric. La victoire romaine résulta en grande partie des
dispositions prises avant le commencement de la campagne. Gélimer ne put en
effet jamais réellement surmonter le fait que ses troupes étaient dispersées au
moment où Bélisaire débarqua. Ce handicape imputable au fait que les Vandales
ne s’attendaient pas à une invasion romaine, lui imposa la tactique risquée
qu’il utilisa à Ad Decimum, alors que ses meilleurs combattants étaient en
Sardaigne. Cette première défaite et la perte de Carthage ne pouvaient que
fragiliser son assise politique au sein de la noblesse vandale, alors que son
usurpation du trône avait été, au moins partiellement, légitimée par le fait
qu’il avait vaincu les Maures après qu’ Hildéric ait échoué. Cette conjoncture
ne pouvait que fragiliser l’armée vandale au moment où elle livra à nouveau
bataille à Tricamerum.
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Peut-être le seul portrait connu de Bélisaire (via wikicommons) |
Malgré
cela, cette campagne reste également une démonstration de la puissance de
l’empire romain d’Orient en général et de celle de son armée en particulier. De
fait, Justinien fut en mesure de déployer une force de près de 50'000 hommes,
si l’on inclut les équipages des navires, pratiquement à l’autre extrémité de
la Méditerranée. A ce moment de l’histoire, rares auraient été les Etats
capables de lancer une telle expédition, et il faudra plusieurs siècles avant
que des monarques européens n’aient les moyens d’envisager des aventures
comparables. L’usage que Bélisaire fit de sa cavalerie démontre à l’envi que
celle-ci avait pris le pas sur l’infanterie en tant qu’arme offensive
principale, alors que les capacités tactiques de cette dernière avaient très
probablement déclinés si on les compare à celles des légions du principat.
Cependant, l’armée romaine de Justinien, pourtant à bien des égards encore très
proche de celle qui fut battue à Andrinople un siècle et demi plus tôt, fit
preuve d’une efficacité qui ne peut que nous interroger sur la perception
encore répandue d’une institution sur le déclin depuis des siècles.
Bibliographie
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Edward Luttwak, La Grande Stratégie de l’Empire byzantin,
Odile Jacob, 2010
Philippe Richardot, La fin de l’armée romaine (284-476), 2e
édition, Economica, 2011
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