David Auberson a étudié l’histoire,
l’histoire ancienne et l’archéologie aux universités de Lausanne et de Leipzig.
Il est également titulaire d’un master de spécialisation en Sciences
historiques de la culture. Il a collaboré à plusieurs publications touchant à
l’histoire militaire, culturelle et politique dans le Canton de Vaud et en
Suisse aux XIXe et XXe siècles. Il est aussi membre du comité scientifique du
Centre d'histoire et de prospective militaires à Pully-Lausanne. David Auberson
travaille actuellement comme historien indépendant et est l'auteur de Ferdinand
Lecomte, 1826-1899, un Vaudois témoin de la guerre de Sécession, publié par la
Bibliothèque Historique Vaudoise en 2012. En outre, il est également le
rédacteur de la Revue de la Revue historique vaudoise et l'auteur d'une Vie et
Histoire de la Fanfare des Collèges de Lausanne.
Propos recueillis
par Adrien Fontanellaz, interview publié sur l’autre côté de la colline le 10
septembre 2013.
Dispose-t-on
d’un ordre de grandeur quant au nombre et à la provenance de Suisses engagés
dans la guerre de Sécession ?
Le chiffre
de 6000 Suisses dans l’armée nordiste est communément admis. Il découle d’une
estimation faite par le consul général de Suisse à Washington en août 1862 qui
se basait sur une liste rédigée par ses soins. Ce chiffre doit néanmoins être
très probablement majoré.
De nombreux
Suisses se distingueront dans les rangs de l’Union. Un des plus connus est le
futur président de la Confédération helvétique Emil Frey (1838-1922) qui
participa à la bataille de Gettysburg.
La
difficulté première consiste dans un pays d’immigration comme les Etats-Unis à
définir où s’arrête l’identité du pays natal et où commence l’identité du pays
d’adoption. A l’exception du Zurichois Heinrich Wirz (1823-1865), rendu célèbre
par son rôle de responsable du camp de prisonniers d’Andersonville en Géorgie,
peu de Suisses ont combattu dans les rangs sudistes. Cela s’explique en premier
lieu par l’installation de la grande majorité des immigrants dans les centres
urbains du nord-est ou dans les nouveaux territoires de l’ouest. Au cours des
hostilités, des Suisses servent dans de nombreuses unités et sont parfois
regroupés dans les mêmes régiments ou compagnies, à l’exemple du 15e régiment
d’infanterie du Missouri surnommé « Swiss Rifles ». Ce régiment marchait face à
l’ennemi avec un drapeau particulier où s’alliait le drapeau suisse avec dans
un coin les 34 étoiles sur un fond bleu de l’Union. La majorité de l’émigration
suisse aux Etats-Unis étant constituée de germanophones, il était courant que
ces soldats soient incorporés dans des régiments constitués d’Allemands.
Estimés par les Américains car ayant déjà souvent eu une formation militaire et
réputés pour leur adresse au tir, bon nombre d’Helvètes sont incorporés dans
des régiments de tireurs d’élite (sharpshooter), comme le 1er régiment de
tireurs d’élite de l’Etat de New York, dont une compagnie est formée de
Suisses.
Quant aux
motivations à s’engager, elles étaient très variables d’un individu à un autre.
Certains le faisaient pour la solde et la prime d’entrée, d’autres par loyauté
vis-à-vis du pays qui leur avait permis de démarrer une nouvelle existence, par
convictions politiques pour la justesse de la cause défendue par le Nord,
d’autres encore sont victimes d’agents recruteurs peu scrupuleux peu après
avoir touché le sol américain.
La Suisse
enverra par ailleurs deux observateurs militaires dans les rangs nordistes. Il
s’agit du major Ferdinand Lecomte et du colonel Augusto Fogliardi.
Pourriez-vous
nous décrire plus en détail le parcours de ces deux observateurs militaires ?
Ferdinand
Lecomte (1826-1899) est major (commandant) lors de son premier voyage. C’est un
officier de milice qui s’est engagé très jeune en politique dans les rangs du
parti radical, alors le fer de lance de la modernisation de la Suisse. A côté
de la politique, ce Vaudois nourrit depuis son plus jeune âge une passion pour
la chose militaire. Il connaît une carrière assez rapide comme officier
d’état-major et participe par exemple à la mobilisation de l’armée suisse face
à la Prusse en 1856/1857. En ces années troublées sur le continent européen
(1848-1860), Lecomte a tenté à de nombreuses reprises de prendre su service
dans des armées plus promptes à partir en guerre que l’armée helvétique. Cet
officier nourrit en effet de grandes ambitions militaires et il lui semble
nécessaire de connaître un baptême du feu. En moins de quinze années Lecomte
cherchera successivement à prendre du service dans les armées d’Italie, de
Grande-Bretagne, de Russie et même ottomane. La guerre civile américaine lui donnera
enfin cette occasion. Lecomte est par ailleurs le premier biographe et le docte
disciple du général Antoine-Henri Jomini (1779-1869) ainsi que le fondateur de
la Revue militaire suisse.
Quant à
Augusto Fogliardi, (1818-vers 1890), il embrasse une carrière militaire après
ses études et obtient le grade de colonel en 1855. Membre du parti
libéral-radical, il est député au parlement cantonal tessinois, puis au
parlement national à Berne (1852-1854, 1863). Nous connaissons moins bien son
parcours après la guerre de Sécession et il meurt dans des circonstances peu
claires au Canada ou en Turquie vers 1890. Fogliardi sera notamment un témoin
privilégié de la bataille de Gettysburg. Cette envie de connaître le feu se
double chez ces deux officiers suisses de motivations que nous qualifierions de
nos jours d’idéologiques. En effet, Lecomte et Fogliardi entretiennent des
affinités politiques avec la cause défendue par les Etats du Nord : l’union des
Etats-Unis et l’abolition de l’esclavage.
Pourriez-vous
nous décrire plus en détail cette apparente parenté idéologique entre radicaux
suisses et républicains américains ?
Il existe en
effet une grande similitude entre radicaux suisses et républicains américains.
Il s’agit de deux partis relativement récents et qui possèdent un personnel
politique jeune et volontariste. Dans les deux cas, ces partis tendent à
transformer dans chacun de leur pays le lien confédéral en un lien fédéral. Un
en mot ces partis visent à une plus forte centralisation et à l’affirmation du
pouvoir central sur celui des Etats. Ce changement passe dans les deux cas par
une guerre civile. En Suisse, cela sera le Sonderbund en 1847 et
outre-Atlantique la guerre de Sécession.
Remarquons
encore qu’à cette époque la Suisse et les Etats-Unis entretiennent des
relations cordiales. On les appelle même les« Sister Republics ». En effet, la
Constitution helvétique de 1848 est calquée sur le modèle américain et les deux
pays ont des institutions démocratiques similaires. Il est donc normal que la Suisse
officielle apporte son soutien à l’Union lors de la guerre civile. La Suisse
est alors la seule démocratie ayant survécu au Printemps des peuples de 1848.
La partition des Etats-Unis eût signifié pour les autorités suisses la fin de
l’idéal républicain hérité de Franklin et de Jefferson et aurait été perçue par
les régimes autoritaires européens comme une faillite des systèmes
démocratiques; cette situation n’aurait pas tardé à se retourner contre la
jeune Confédération helvétique.
Portrait de Ferdinand Lecomte (collection David Auberson) |
Quels sont
les traits saillants des deux voyages outre-Atlantique de Lecomte ?
Lecomte va
séjourner dans les armées de l’Union de janvier à avril 1862 et de mars à août
1865. Lors de son premier voyage, il doit faire face à un certain nombre de
difficultés et peine à s’intégrer dans l’état-major du général MacClellan,
commandant en chef des armées nordistes. La principale raison à ces difficultés
tient à sa méconnaissance de la langue anglaise qui ne rend que peu utile comme
officier d’état-major. Nous sommes encore au début de la guerre et les armées
nordistes font encore preuve de beaucoup d’amateurisme dans leur organisation,
chose que l’officier suisse remarque rapidement. Lecomte a néanmoins l’occasion
de rencontrer plusieurs personnalités politiques américaines marquantes et même
des membres de la famille royale des Orléans, qui avaient eux aussi pris du
service dans les rangs de l’Union. Il participe aussi l’une des premières
grandes opérations de la guerre civile américaine qui vise à prendre Richmond
par la péninsule de Yorktown.
Le deuxième
voyage est beaucoup plus riche en événements : Lecomte participe à la prise de
Richmond et compte parmi les premiers officiers à entrer dans la capitale
sudiste. Il s’entretient à cette occasion avec Lincoln et les plus hauts
responsables militaires américains. Lecomte fait même partie des rares invités
étrangers à la Maison Blanche lors des funérailles du président en avril 1865.
Désireux de visiter le déjà mythique Far West, le Vaudois traverse une bonne partie
du continent américain et assiste aux confins des territoires de l’ouest aux
opérations de l’armée américaine contre les tribus Sioux. Dès son retour en
Europe, Lecomte condamnera fermement la politique du gouvernement américain
contre les populations amérindiennes.
De quels
éléments dispose-t-on pour retracer le parcours de Ferdinand Lecomte durant la
guerre ?
Les
documents sont très divers. En effet, les descendants de Ferdinand Lecomte ont
pris soin de garder son souvenir en conservant ses écrits personnels qui sont
de nos jours déposés aux Archives cantonales vaudoises. Pour rédiger mon
travail, je me suis notamment appuyé sur sa correspondance, notamment avec le
général Jomini, mais aussi sur son journal de voyage et divers documents
ramenés des Etats-Unis. On trouve même dans les archives de Lecomte
l’invitation aux funérailles de Lincoln ou des bons du Trésor de la
Confédération sudiste ramenés comme trophée de guerre. Grâce à la numérisation
de nombreux journaux, j’ai aussi pu utiliser la presse suisse et américaine de
cette époque pour retracer ces deux voyages. Enfin, j’ai exploité au mieux les
ouvrages de Ferdinand Lecomte relatifs à la guerre civile américaine, dont sa
monumentale« Guerre de la Sécession » en trois volumes.
En tant
qu’observateur sur le terrain, et aussi théoricien de la chose militaire, quels
furent les enseignements tirés par Lecomte de cette expérience ?
Lecomte
s’est retrouvé face à des armées capables de mobiliser des centaines de
milliers d’hommes et une puissance industrielle encore insoupçonnée en Suisse.
Il s’intéresse particulièrement à l’importance prise par le chemin de fer dans
le déplacement des troupes et du télégraphe comme moyen de communication entre
les états-majors et le pouvoir politique. Il note néanmoins que ces innovations
techniques ne sont que des accessoires si la pensée dirigeante des opérations
n’est pas à la hauteur de sa tâche. L’expérience auprès de la troupe se révèle
aussi très intéressante. Au contraire des armées européennes, l’officier suisse
côtoie des militaires incorporés dans des milices et qui sont autant soldats
que citoyens. Lecomte doit néanmoins convenir que le respect des normes
démocratiques sous l’uniforme s’accorde mal avec les nécessités d’une nation en
guerre.
Lecomte revient
aussi en Suisse avec une riche expérience du terrain. Ainsi, il ne néglige pas
dans le rapport présenté au Département militaire suisse à des aspects
pratiques et quelque peu sous-estimés comme l’utilité des outils de pionniers
distribués directement à la troupe ou la nécessité d’équiper les soldats de
tentes-abris individuelles. Il se soucie aussi de la santé des soldats et
préconise l’adoption du système de rations pratiqué par les Américains. Ce
système offre l’avantage de la gratuité et permet une meilleure hygiène pour la
troupe que de vivre chez l’habitant ou sur le pays.
Remarquons encore que dans ses écrits,
Lecomte marque une certaine condescendance vis-à-vis des armées du Sud.
L’officier suisse aurait toutefois été à meilleure école sous la bannière des
Sudistes. En suivant la guerre du côté confédéré, il aurait côtoyé l’armée d’un
pays encerclé avec un potentiel humain et matériel réduit qui s’est opposée et
a souvent vaincu une nation industrialisée aux capacités démographiques
inépuisables. Autant de similarités avec un conflit qu’aurait pu connaître la
Suisse à cette époque.
Quel fut l’impact de l’expérience de
Ferdinand Lecomte sur l’armée suisse ?
Les observations faites par Lecomte sur les champs de bataille américains ont vivement intéressé les autorités militaires suisses. La Confédération helvétique, dont l’armement est en phase d’être dépassé, veut notamment abandonner ses fusils se chargeant par la bouche et acquérir des armes alimentées depuis la culasse. Ainsi, lors de ses séjours outre-Atlantique Lecomte s’intéresse aux fusils à répétition, aux innovations de l’artillerie et conseille même à la Suisse de se munir de cuirassés similaires au Monitor nordiste pour faire respecter notre neutralité sur les lacs frontaliers.
Après la guerre de Sécession, la Suisse
adoptera le fusil Peabody se chargeant par la culasse et fera même venir deux
mitrailleuses du type Gatling à titre d’essai. A l’exemple de l’uniforme
américain, l’équipement du soldat suisse sera simplifié. Dès 1867, les autorités
suisses remarquent que les expériences de la guerre civile américaine ont
démontré l’importance d’alléger l’uniforme du soldat. Lors d’une conférence
donnée en janvier 1866, Lecomte propose non seulement l’abandon de certaines
coiffures, comme les casques de cavalerie, mais aussi des épaulettes
considérées comme peu pratiques sur le terrain, onéreuses et qui font des
officiers des cibles de choix pour les tireurs ennemis. A partir de 1868, les
amples épaulettes seront abandonnées au profit d’insignes directement inspirés
des fins galons d’épaule américains, plus discrets et plus résistants à la vie
en campagne. La casquette molle et les tuniques deviendront aussi la norme à
l’exemple de l’armée américaine. On abandonnera aussi d’autres équipements personnels
comme le sabre-briquet d’infanterie devenu superflu au regard des évolutions
tactiques. Il est néanmoins certain que cette simplification des effets
personnels du citoyen-soldat est également due à des observations faites dans
d’autres pays et à une volonté des autorités fédérales d’uniformiser et de
rationaliser l’équipement de la troupe.
Ferdinand Lecomte est-il encore de nos
jours connu aux Etats-Unis ?
Selon l’adage qui veut que nul n’est
prophète en son pays, Lecomte a d’abord intéressé les historiens américains
avant que de nouvelles études apparaissent sur ce personnage en Suisse. Dans la
plupart des monographies américaines consacrées aux combattants étrangers lors
de la guerre de Sécession, Lecomte fait souvent l’objet de quelques lignes voire
d’un paragraphe. Ses ouvrages sur la guerre civile ont en effet été traduits
dès 1863 aux Etats-Unis. L’engagement de Lecomte se traduira aussi par des
rencontres avec les grands généraux nordistes comme Grant, Sheridan, Sherman ou
encore Lincoln. Par ailleurs, un des fils de Lecomte sera le premier élève
officier à l’Académie militaire de West Point. Il fera ensuite carrière dans
l’armée suisse et retrouvera ses camarades de promotion sur le front français
en 1917/1918 comme observateur militaire suisse. Mais cela est une autre
histoire...
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