Cet après-midi studieux organisé par le
Centre d’Histoire et de Prospective Militaire à la villa du Général Guisan à
Pully fut l’occasion de revenir sur des personnages ou des aspects plus ou
moins connus en lien avec l’histoire militaire vaudoise.
Après une brève introduction par le colonel
EMG Philippe Masson, Nicolas Gex, membre du comité scientifique, rappela que si
une pensée militaire suisse existe, c’est bel et bien parce que des pensées
militaires cantonales l’ont enrichie et que celle du canton de Vaud figure en
très bonne place parmi ces dernières.
Nicolas Gex a ensuite présenté quelques
considérations autour du Major Davel, souvent présenté comme le martyr de
l’indépendance cantonale. Le Major, né en 1670, mena une carrière d’officier au
service de puissances étrangères avant de rejoindre les milices vaudoises en
avril 1712. Ces dernières étaient, comme le Pays de Vaud en général,
assujetties aux Bernois depuis près de deux siècles. Ceci n’empêcha pas Davel
d’y faire une carrière somme toute honorable puisqu’il accéda au grade de major
en 1717, alors qu’il n’existait que quatre postes similaires dans le Pays de
Vaud. Le 31 mars 1723, le major Davel prit la tête, sous des prétextes divers,
de trois compagnies qu’il venait de passer en revue et marcha sur Lausanne, la
plus grande cité vaudoise. Il présenta aux autorités de la ville un projet
visant à libérer le pays de l’emprise bernoise. Trahi par ces dernières, arrêté
et discrètement emprisonné, le major fut soumis à la torture afin de révéler
s’il disposait de complicités. Il fut bientôt jugé par une cour lausannoise
puis exécuté par décapitation le 24 avril 1723. Présenté comme un individu
perturbé parce qu’il avait avoué à ses tortionnaires sa conviction d’être guidé
par la Providence, Davel avait pourtant pris le soin de rédiger un manifeste
avant de se lancer dans son aventure.
Ce document récapitulait les divers griefs
exprimés contre « Leurs Excellences de Berne », parmi lesquelles
figurait l’exclusion des Vaudois des plus hautes fonctions militaires et proclamait
la « déchéance de la souveraineté bernoise » sans pour autant
mentionner d’indépendance. Le Major s’inscrivait en cela bien plus dans la
pensée politico-religieuse de ses contemporains que dans une vision
« pré-nationaliste » alors que pourtant, plus d’un siècle plus tard,
la figure de Davel fut exhumée et convertie en incarnation de la souveraineté
vaudoise.
L'arrestation du Major Favel, peinture de François Bonnet, 1811 (via Wikicommons) |
La présentation de Nicolas Gex fut suivie
par celle de Jean-Jacques Langendorf, historien et écrivain, intitulée
« Trois penseurs militaires vaudois majeurs : Pesmes de
Saint-Saphorin, Warnery et Bouquet ». Le début du parcours de ces trois
hommes s’avéra assez similaire, puisqu’ils embrassèrent la carrière des armes
et servirent pour le compte d’autres Etats, avant de diverger et de prendre des
tournures aussi extraordinaires les unes que les autres.
Pesmes de St-Saphorin, après avoir servi la
Hollande puis un prince allemand, entra au service de l’Autriche à la suite
d’une coïncidence. Il y devint commandant de la flotte austro-hongroise engagée
sur le Danube contre les Ottomans. Une bataille sur un des affluant du fleuve
tourna cependant au désastre et l’ensemble des navires furent incendiés. Grâce
au prince Eugène de Savoie, Pesmes devint un diplomate talentueux et publia des
mémoires sur la meilleure manière de contrer l’influence de la France de Louis
XIV. Ce dernier devait dire de Pesmes que c’était l’homme qui lui avait fait le
plus de mal.
Le destin d’Henri Bouquet est également
exceptionnel. Après avoir servi la Hollande, il reçut le commandement, en tant
que lieutenant-colonel, d’un des bataillons du 60th Royal American Regiment of Foot à la tête duquel il affronta,
entre autres, les Indiens de Pontiac, qu’il haïssait, et contre lesquels tous
les moyens étaient bon, y compris la distribution de couvertures infestées par
la variole. Bouquet se montra également un innovateur en entraînant son unité
spécifiquement pour le combat en forêt, mettant l’accent sur la capacité de ses
hommes à vivre sur le terrain et à tirer précisément et c’est à ce titre qu’il
fut cité en exemple par Fuller plus d’un siècle après. Enfin, Emmanuel de
Warnery entra au service de la Prusse, où il se montra un très bon officier de
cavalerie et fait rarissime, se vit offrir un régiment par Frédéric II. Warnery
mit à profit son expérience pour rédiger plusieurs manuscrits dont le premier
fut édité en 1800 par Scharnhorst. Warnery se montra dans ses écrits à la fois
un précurseur en décrivant le chaos né de la bataille mais conservait par
ailleurs une vision très « mécanique » des armées, typique des
guerres en dentelle.
Gilbert
Marion, enseignant et historien, a présenté ensuite un aperçu de ses recherches
sur les Abbayes vaudoises. Ces dernières, institutions typiquement vaudoises,
remontent au moyen-âge et correspondent en fait à des sociétés ou des
confréries. Certaines ont conservé un vocabulaire issu du monde religieux,
étant par exemple dirigées par un abbé alors que leur trésorier était nommé
recteur. D’autres, en revanche, ont adopté une terminologie plus militaire. Une
grande partie de ces Abbayes associait fonction paramilitaire, avec la pratique
du tir, avec une fonction économique, certaines étant de véritables
corporations, à l’image de l’Abbaye des vignerons. Par exemple, les statuts
d’une Abbaye fondée dans un village autour de 1750 précisaient que ses buts
étaient l’entraînement au maniement des armes ainsi que le défrichage de terres
impropres à la culture. De nos jours encore, la tradition des Abbayes est bien
vivante, le canton de Vaud en comptant 185 dont la plus grande est celle de
Payerne, forte d’environ un millier de membres.
Olivier
Meuwly, historien et juriste est revenu sur les débuts de l’armée cantonale à
la suite de l’indépendance vaudoise. La mise sur pied d’une armée fut en effet
une des priorités du Petit Conseil, le pouvoir exécutif cantonal, devenu le
Conseil d’Etat en 1814. L’indépendance ayant été obtenue grâce à Napoléon, les
dirigeants vaudois craignaient que l’écroulement de son Empire ne pousse Berne
à tenter de rétablir sa suzeraineté sur le Pays de Vaud. Les autorités
cantonales s’attelèrent à constituer une armée aussi dissuasive que possible,
choisissant pour ce faire sciemment la quantité au détriment de la qualité. Son
organisation était chapeautée par l’inspecteur des milices. Dans ce souci de rendre les effectifs aussi
importants que possible, chaque citoyen mâle était ainsi susceptible d’être
mobilisé jusqu’à l’âge de 50 ans. Avec les années, la structure de l’armée
cantonale fut régulièrement débattue, et cette limite d’âge descendit à 36 ans
en 1836. Oliver Meuwly a également rappelé, dans le contexte de la révolution
radicale et de la guerre du Sonderbund, l’apparition de corps-francs que l’Etat
s’efforça de contrôler.
Mirage IIIS photographié au musée "Clin d'ailes" de Payerne (photo de l'auteur) |
Enfin,
Alexandre Vautravers, historien et rédacteur de la revue militaire suisse, est
revenu sur Paul Chaudet, conseiller fédéral vaudois en charge du département
des affaires militaires entre 1954 et 1966, soit durant l’affaire des Mirage,
un des plus grands scandales ayant marqué l’histoire des acquisitions
d’armement en Suisse. Avant d’aborder l’affaire, Alexandre Vautravers a rappelé
que Chaudet assura la transition entre deux générations successives de cadres
au sein de l’armée ; soit celle de la « mob » et celle qui la
suivit, émergeant après la Seconde guerre mondiale. Ce fut donc sous son égide
que fut implantée Armée 61, dont l’organisation perdura jusqu’à la fin de la
guerre froide, et qui se fondait sur la défense territoriale au détriment du
réduit national mis en place durant les années de guerre. Durant les années 50 et 60, la Confédération
consacrait la majeure partie de son budget aux dépenses militaires, cette part
atteignant par exemple 64 % en 1964. Autre illustration d’une époque où
l’argent coulait à flot pour les militaires, des programmes d’armement élaborés
au cours des années 50 prévoyaient un ordre de bataille devant inclure, à terme,
1000 chars d’assaut, 1'000 véhicules blindés transport de troupes et 1'000
avions de combat.
Dans
ce contexte, l’affaire des Mirage peut se résumer à l’octroi par le parlement
en 1961 d’un crédit de CHF 870 millions destiné à financer l’achat de 100 Mirage
III. Trois plus tard, une rallonge de CHF 576 millions fut demandée au
parlement pour pouvoir mener ce programme d’acquisition à son terme. Le
scandale fut tel qu’il fut à l’origine de mise sur pays de la première
commission d’enquête parlementaire de l’histoire du pays. Alexandre Vautravers
a rappelé que loin d’être une exception, cette explosion des coûts fut la
résultante d’un système devenu obsolète, et que les précédents achats d’avions
avaient déjà donné cours à des mésaventures similaires. Ainsi, les Bf-109
achetés à l’Allemagne dans les mois précédant la Seconde guerre mondiale ne
furent opérationnels qu’une année après leur livraison à cause des difficultés
rencontrées par les Suisses pour intégrer avec succès un armement d’origine
locale. Dans le cas des Mirage III, une grande partie des surcoûts vint du fait
que les militaires helvétiques exigèrent une version littéralement taillée sur
mesure de l’appareil et dont le développement dura trois ans. Celle-ci incluait
par exemple l’intégration d’un radar et de missiles complètement différents, de
canons suisses et d’un train d’atterrissage spécifiquement conçu pour abaisser
l’appareil au sol afin qu’il puisse pénétrer dans les abris suisses.
Cette
série d’exposés fut conclue par un apéritif dînatoire donnant l’occasion aux
membres d’interpeller directement l’un ou l’autre des conférenciers.
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