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mardi 1 juillet 2014

Interview de Martin Matter : Le faux scandale de la P-26

Martin Matter est jounaliste et historien et a travaillé pour différents médias suisses-allemands. Il a notamment été rédacteur, chef de rubrique et membre de la direction de la rédaction de la Basler Zeitung. Il a publié en 2012 P-26: Die Geheimarmee, die keine war dédié à la P-26 aux éditions hier + jetzt en 2012 et a accepté de répondre à nos questions à l'occasion de la sortie d'une traduction de son ouvrage, par Jean-Jacques Langendorf, sous le titre de Le faux scandale de la P-26 publiée par les éditions Slatkine en 2013.

Propos recueillis par Adrien Fontanellaz (Déjà publié sur l'autre côté de la colline)





En premier lieu, pourriez-vous revenir sur les différentes tentatives de mise en place d’organisations de résistance en Suisse?

La première était l' "Action de Résistance Nationale" pendant la Deuxième Guerre mondiale, fondée en septembre 1940 par des personnalités éminentes Suisses de tous les bords, suite au discours du conseiller fédéral Pilet-Golaz ayant semé de graves doutes concernant la volonté du gouvernement de résister au danger nazi. Pour ces gens-là la résistance n'était pas seulement une profession de foi, mais une "agitation active" de chacun à sa place, dans son milieu, sa commune etc., afin de renforcer la volonté de résistance dans la population. L'ARN devait compter environ 600 membres vers la fin de la guerre; leurs noms sont restés secrets, en dehors des membres fondateurs.

Après la guerre commença une nouvelle ère: il s'agissait maintenant de préparer matériellement la résistance en cas d'occupation du pays. A partir de 1948 environ on assista à de modestes tentatives. Après l'écrasement du soulèvement hongrois en1956 et suite à un postulat accepté par le parlement et le gouvernement suisses en 1957, visant l'organisation de la résistance populaire, les militaires commencèrent à bouger. Ainsi, au sein de l'armée, fut créé un "service special", un service secret de renseignements qui, en cas d'occupation du pays, aurait dû se procurer des informations sur la situation interne et les transmettre aux instances dirigeantes qui subsisteraient encore. Pour le moment, on en resta là.

Dans les années 70, les choses avancèrent. D'un côté le conseil fédéral commença, pour la première fois, à parler officiellement d'organiser la résistance en cas d'occupation. De l'autre coté, les responsables de l'armée agissaient: En 1972, la conception du "service spécial" existant était chargé de la mission suivante: 

- il procure des informations concernant l'ennemi

- il conforte la résistance morale et passive de la population

- il mène des actions limitées de sabotage et organise des attentats.

Voilà qui était devenu plus concret, en théorie. Cette organisation totalement secrète, appelée L'Ancien Testament dans les milieux des services secrets, comptait finalement peut-être quelques centaines de membres, mais la formation restait bien modeste. Cet état de choses ne changeait pas encore vraiment à l'étape suivante, appelée Le Nouveau Testament: un certain colonel Albert Bachmann était chargé de développer et le service spécial et un service extraordinaire de renseignements. Bachmann et ses quelques collaborateurs faisaient un important travail conceptionnel, en vue de mettre à disposition de l'état major 2'000 personnes bien formés, avec des dépôts de matériel et de munitions distribués dans le pays entier.
 
Mais très peu de ces choses furent realisées. En 1979, Bachmann fut déstitué après un scandale inédit en Suisse qu'il avait causé en chargeant un amateur d'espionner les manoeuvres de l'armée autrichienne. L'homme fut tout de suite repéré par les services de l'armée autrichienne, et en Suisse une population consternée apprit pour la première fois l'existence de deux services ultra-secrets de résistance et de renseignements sous le commandament du Colonel Bachmann. Une commission parlementaire d'enquête fut chargé de faire la lumière sur l'affaire.

Quelles sont les circonstances qui ont donné naissance à la P-26?

Peu avant l'éclatement de l'affaire Bachmann, les superieurs militaires de celui-ci avaient décidé que ces deux services ultra-secrets devaient être séparés et avoir deux chefs différents et nouveaux. Le fait que Bachmann dirigeait les deux services causait beaucoup de problèmes, Bachmann étant un bosseur imaginatif, mais de charactère difficile et égomane. Le colonel EM Efrem Cattelan fut contacté comme nouveau chef d'une organisation renouvelée appelé projet 26 ou P-26. C'était Bachmann qui avait reçu l'ordre de contacter Cattelan en secret. Cattelan alias Rico signait et commençait son job en automne 1979. En même temps une autre personnalité était engagée comme chef du service de renseignements ultra-secret, appelé dorénavant projet 27 ou P-27. Ayant à peine commencé son nouveau job, Rico se retrouvait plus ou moins seul dans sa tâche, puisque l'affaire Bachmann éclatait. Bachmann aurait dû introduire Rico dans tous les secrets de sa fonction. Il dût donc se débrouiller sans lui, en lisant, en étudiant, en suivant des formations ciblées.

En quoi la P-26 quoi se différenciait-elle des précédentes tentatives?

Surtout en qualité. Les organisations précédentes comportaient l'essentiel des idées de la P-26, mais sans atteindre un stade concret et opérationnel. Rico parlait de "villages de Potemkine" ou "d'oeuf fécondé et rien de plus" ce qu'il avait trouvé de pré-existant. Surtout l"Ancien Testament" souffrait de pas mal d'amateurisme. Seulement la P-26 sous Rico a réussi à atteindre un niveau professionnel, une organisation intelligente et une structure opérationnelle. L'organisation consistait en 80 cellules de base, appelées "régions", distribuées sur l'ensemble du territoire. Les régions étaient totalement indépendantes les unes des autres et n'avaient aucun contact entre elles. Elles étaient dirigées et coordonnées par l'état major de conduite de l'organisation, comparable à un état major de régiment.

Comment était organisé le recrutement des membres de la P-26 et à quel entraînement étaient-ils soumis?

Rico et ses subordonnés directs, les chefs des régions, cherchaient "le citoyen moyen convenable, n'attirant pas l'attention". On ne recrutait que sur l'ordre de l'état major de conduite, selon les besoins. Chaque supérieur choisissait et recrutait ses collaborateurs sur le territoire de sa région. Les étapes du recrutement étaient éxactement définies. C'est seulement après l'examen de tous les tests et les documents - expertise graphologique, tests d'aptitudes, examen de la sécurité etc - que les spécialistes de l'état major de conduite prenaient leur décision, Rico ayant toujours le dernier mot. Seul ce groupe de gens connaissait la vraie identité du candidat.
 
Pour la P-26, le grand défi était de former à une activité clandestine de résistance des gens menant une vie de famille et professionnelle normale, sans que leur entourage se doute de quoi que ce soit. Chaque membre suivait plusieurs cours de formation. Les instructions de base - comportement clandestin, boîte à lettres mortes etc.- se déroulaient dans le Schweizerhof, une installation souterraine imposante près de Gstaad; plus tard les exercices de ce genre se déroulaient dans des villes ou villages. Les cours suivants étaient différents selon le rôle du membre: radio, propagande, transports, sabotage. Chaque membre devait suivre environ 4 à 6 cours de formation d'une durée de 2 à 3 jours, étalés sur plusieurs années. Les membres s'exerçaient également au tir de pistolet à l'intérieur du Schweizerhof. L'autre installation souterraine de la P-26, le Hagerbach près de Sargans, était réservée l'instruction des génistes, qui devaient être capables de réaliser des actes de sabotage ciblés comme la destruction d'un émetteur radio de l'occupant.

La P-26 a-t-elle coopéré avec d’autres Etats ?

Avec des états: non. Avec d'autres organisations "stay behind" des pays de l'Otan - non plus. Par contre, il y avait (déjà avant l'époque de la P-26) une collaboration avec les services secrets de la Grande Bretagne. Après leur formation en Suisse, les membres de l'état major de conduite de P-26 qui étaient responsables de l'instruction des membres, suivaient des exercices en Angleterre dans un environnement totalement différent et dans des conditions plus difficiles. Ainsi les instructeurs de la P-26, pour la plupart des instructeurs professionnels de l'armée en service temporaire et secret pour la P-26, avaient au moins une longueur d'avance sur leurs élèves.
 
Pourriez-vous revenir sur la manière dont cette organisation était dirigée et dans quelle mesure elle était soumise au pouvoir politique?

Sur le plan opérationnel, l'organisation était dirigée et coordonnée par l'état major de conduite, dont le chef était Rico. Son supérieur militaire était le chef de l'état major général de l'armée. L'état major de conduite occupait une vielle maison discrète près de Burgdorf. Les liaisons entre l'état major et les chefs des régions se faisait par officiers de liaisons. Chaque membre de l'état major était responsable de plusieurs régions. Pour les membres, il existait un numéro de téléphone secret pour des urgences. Le spécialiste radio de chaque région, lui, devait assurer régulièrement le bon fonctionnement de la liaison radio avec l'état major, qui aurait été le moyen principal de communication et de commandement en cas d'occupation.

L'absence d'un vrai contrôle politique a fait ravage après le démantèlement de la P-26, organisation "en soi" qui, formellement, ne faisait partie ni de l'armée ni de l'administration fédérale. Le conseil fédéral en a été informé globalement en 1979 par le chef de l'état major général de l'époque, mais n'a fait qu'en prendre acte. Les chefs du Département militaire fédéral des annés suivantes étaient partiellement au courant, les uns plus que les autres, mais le conseil fédéral en tant que tel ne semble plus avoir ètè informé plus tard. Par contre, le chef de l'état major général a formé un groupe de parlementaires comme observateurs ou interlocuteurs, secrètement bien-entendu. Bilan: la P-26 ultra-secrète n'était pas soumise à un vrai contrôle politique formel, mais elle n'était pas non plus totalement incontrôlée.


Comment l’existence de la P-26 a-t-elle été révélée? Pourriez-vous également nous décrire les circonstances qui furent à l’origine de sa dissolution?
 
A la suite de l'affaire Kopp - la démission forcée de la première femme dans le gouvernement de la Suisse en 1988 - une commission d'enquête parlementaire révéla l'existence de 900'000 fiches de personnes et d'organisations au sein du Département de Justice et Police. Ces fiches étaient destinées à des "élements potentiellement subversifs", ce qui voulait dire, en temps de guerre froide, de tendance gauchiste, voir pro-communiste. Ces fiches furent ressenties comme un choc et provoquèrent un bruit politique énorme en Suisse. Seulement un an plus tard, une deuxième commission d'enquête parlementaire révéla l'existence de la P-26 et la P-27, l'une aussi secrète que l'autre. Cette découverte fut un nouveau choc public et un sujet explosif pour la plupart des politiques et des médias.

Cette révélation tombait au moment même oû le mur de Berlin s'écroulait et où l'ennemi héréditaire, l'Union soviétique, commençait à chavirer. La guerre froide était finie, on n'en voulait plus. La découverte de cette organisation de résistance fut perçue non seulement comme un instrument d'une époque disparue dans "la poubelle de l'histoire", mais surtout comme un groupement potentiellement dangereux pour l'ordre publique: La P-26, comme disaient beaucoup de gens ahuris, ne devait pas seulement organiser la résistance contre un éventuel occupant, mais visait également l'ennemi intérieur. Il s'agissait d'un malentendu grotesque. La P-26, qui aurait été l'ultime moyen mis à la disposition du conseil fédéral pour tenter d'user la puissance de l'occupant et pour rétablir l'ordre libéral et démocratique, a ainsi été stigmatisée à tort comme une organisation illégale, subversive et dangereuse.


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