On ne présente plus Clint Eastwood, acteur
et réalisateur, dont la riche production inclut plusieurs films de guerre dont
le remarquable diptyque constitué par Mémoires
de nos pères et Lettres d’Iwo Jima
sortis en 2006. Son dernier film, American
Sniper, a déjà rencontré un grand succès aux Etats-Unis et suscité ce
faisant de sérieuses polémiques, abondamment relayées de ce côté-ci de
l’Atlantique.
Avant d’aborder le film lui-même, il est
utile de décrire le matériau sur lequel il s’inspire, à savoir l’autobiographie
éponyme de Chris Kyle, ancien membre des Navy Seals - les forces spéciales de
la marine américaine – et vétéran de la guerre en Irak où il fut déployé à
quatre reprises. Le livre de Chris Kyle a la particularité d’inclure aussi des
passages rédigés par son épouse, et où elle exprime ses propres préoccupations
en parallèle avec la narration de son mari. A cet égard et dans une certaine
mesure, cet ouvrage est aussi le témoignage d’une famille. Hormis cette
originalité, le livre de Chris Kyle est classique dans la mesure où il s’insère
dans un genre littéraire très populaire dans le monde anglo-saxon - et dans une
moindre mesure dans la monde francophone, où la production correspondante est
beaucoup plus limitée, malgré l’existence d’un éditeur spécialisé - et centré
sur le témoignage « brut » et non contextualisé de vétérans - souvent
issus d’unités prestigieuses car celles-ci sont commercialement plus porteuses
pour l’éditeur.
En revanche, et c’est un euphémisme, ces récits ont rarement
les qualités littéraires ou la profondeur d’un A l’Ouest rien de nouveau de Erich Maria Remarque ou, pour prendre une référence
américaine, d’un With
the Old Breed : At Peleliu and Okinawa de
Eugen B. Sledge, qui fut l’un des ouvrages qui inspira le série The Pacific diffusée par HBO en 2010.
Cependant, l’on aurait également tort de négliger ces témoignages car ils
offrent souvent au lecteur un aperçu de ce qu’est l’expérience du combat
moderne dans une armée occidentale (un historien universitaire suisse de renom
expliquant récemment dans un quotidien que « On ne va plus au front avec son fusil : on entre dans un container
devant un écran d’ordinateur » (1) rappelait ainsi malgré lui que
certaines évidences comme la permanence du combat d’infanterie ne peuvent plus
être considérées comme acquises), et peuvent fournir des indications précieuses
sur le pourquoi de leurs succès ou de leurs échecs, l’ethos prôné par les institutions dans lesquels ces hommes opèrent,
voir le décalage entre le discours officiel et la réalité vécue par les troupes
engagées.
Ainsi, les opinions du héros de American Sniper sur les
« sauvages » qu’il combat sont à mettre en regard avec les théories
sur la lutte contre-insurrectionnelle, et les discours sur la nécessité de
« gagner les cœurs et les esprits », dont il fut beaucoup question
durant les guerres en Irak et Afghanistan. Dès lors, force est de reconnaître
que Clint Eastwood, dans les limites que permet ce type de livre, parvient à
reconstituer nombre de ces enseignements, sacrifiant pour ce faire sans hésiter
d’autres aspects à notre sens secondaires du récit de Chris Kyle comme les
fréquentes énumérations portant sur les différents fusils et accessoires qu’il
utilisait. Le film transcrit aussi bien une constante de l’American Way of War contemporain avec les allers et
retour des soldats entre leurs zones de patrouille ou d’intervention et leurs
bases-sanctuaires totalement isolées des sociétés au sein desquels ils
combattent et qui constituent autant de mini-Amériques artificielles. De même,
les convictions du héros du film, aussi peu sophistiquées fussent-elles,
restituent très bien une des constantes de la psychologie de l’homme au
combat ; une solidarité se transposant avant tout sur le groupe de
combattants dont il fait partie. Si le film s’éloigne parfois du livre, par
exemple avec l’inclusion d’une forme de duel entre le sniper américain et un
rival insurgé tout aussi talentueux et meurtrier, le réalisme reste de mise.
Certains tireurs d’élites irakiens acquirent bel et bien une certaine notoriété
en faisant filmer puis diffuser les séquences de leurs coups au but contre des
militaires américains.
En filigrane, si ce film ne peut que
flatter un public prédisposé à éprouver une certaine fascination face à la
virilité décomplexée, la philosophie rudimentaire et les valeurs très
patriotiques de combattants comme Chris Kyle ou son double cinématographique,
remarquablement incarné par Bradley Cooper, il fait aussi œuvre utile en
confrontant un public plus critique, ou tout simplement sociologiquement
différent, avec les sacrifices que subissent ces individus. A ce titre, la
réaction largement relayée de Michael Moore assimilant peu ou prou les tireurs
d’élite comme Chris Kyle à de lâches assassins manque largement sa cible dans
la mesure où ceux-ci ne sont qu’un maillon d’une structure bien plus large dont
l’emploi est déterminé par les autorités politiques de leur pays. In fine, ce sont bien elles et elles seules
qui doivent assumer la responsabilité de l’ensemble des actes induits par leur
décision. De même, un corps électoral se défaussant de sa responsabilité envers
les dommages physique ou moraux subis par les anciens combattants et leurs
familles, se ment tout simplement à lui-même quant à certaines des conséquences
inévitables des actions qu’il soutient. Il s’agit là d’un fait à garder à
l’esprit quant à la suite d’attentats, des personnalités publiques exigent des
représailles hâtives.
S’il ne s’agit pas ici de prôner un pacifisme
inconditionnel, il importe de rappeler qu’une nation s’engageant dans une
guerre devrait, dans l’idéal, le faire en toute connaissance de cause. C’est
ici que le film de Clint Eastwood, malgré l’ambivalence reconnue de ce
cinéaste, peut être perçue comme s’inscrivant dans une forme de pacifisme
réaliste, surtout dans la mesure où elle se situe dans une certaine constance.
Dans Lettres d’Iwo Jima déjà,
celui-ci avait confronté son public à des personnages dont les attitudes lui
étaient fondamentalement étrangères, en l’occurrence des soldats de l’armée
impériale japonaise se suicidant plutôt que de capituler – ces derniers étant d’ailleurs probablement à peines moins
exotiques que ce que peut représenter un Chris Kyle pour un universitaire
occidental.
(1) Vincent Donzé, Les Suisses prêts pour la guerre in Le Matin du 5 janvier 2015
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire