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jeudi 2 avril 2015

La guerre du Sonderbund


Souvent perçue comme un oasis de concordance et de modération, la Suisse dût pourtant surmonter de vives tensions afin de parvenir à élaborer son architecture politique et institutionnelle contemporaine et dont la mise en place date de 1848, année de l’adoption d’une constitution fédérale, dotant le pays d’une Assemblée fédérale et surtout d’un exécutif permanent, le Conseil fédéral. Cet accouchement se fit pourtant au forceps car il fallut une guerre civile, connue sous le nom de guerre du Sonderbund, pour surmonter les antagonismes exacerbés qui divisaient le pays. L’affrontement fut cependant court et peu sanglant et n’est souvent décrit que par quelques phrases dans les livres d’histoire. La Suisse se trouva pourtant au bord du gouffre durant quelques semaines et un conflit plus long aurait pu avoir des conséquences incalculables sur l’avenir du pays. In fine, si cette guerre fut la résultante d’un faisceau de facteurs politiques, économiques et religieux, la manière dont elle se déroula favorisa grandement l’émergence d’une solution politique  durable. A cet égard, elle constitue un exemple où l’histoire militaire s’avère nécessaire à la compréhension globale d’un phénomène beaucoup plus large – en l’occurrence, la naissance de la Suisse moderne.

Adrien Fontanellaz, déjà publié sur l’autre côté de la colline

Lorsque les guerres napoléoniennes s’achevèrent, la Suisse connu un retour vers l’ancien régime pré-révolutionnaire et pré-napoléonien même si celui-ci ne fut que partiel de par  les multiples évolutions que connut le pays entre 1789 et 1815, à l’image de l’indépendance du canton de Vaud, largement due au soutien de Napoléon Bonaparte, anciennement sous domination bernoise. Dès lors, et sous la pression des grandes puissances européennes, un Pacte fédéral de 15 articles remplaçant l’acte de Médiation promulgué en 1803 fut adopté le 7 août 1815. Il s’agissait essentiellement d’une alliance à minima entre les 22 cantons constituant la Suisse, reconnue comme neutre par le Traité de Paris conclu en novembre de la même année. Chaque canton restait souverain et disposait de sa monnaie, de ses propres unités de mesure, et levait ses taxes douanière en toute indépendance. Le principal organe commun du pays était la Diète fédérale, principalement chargée de la politique étrangère et des affaires militaires et où chaque canton dépêchait un représentant. Chacun de ces derniers disposant d’une voie et les décisions se prenaient à la majorité absolue. La Confédération helvétique ne disposait pas d’organe exécutif permanent, la gestion des affaires entre deux sessions étant simplement confiée à l’un des trois cantons directeurs où la Diète siégeait alternativement durant deux années consécutives.

Le Sonderbund

La restauration conservatrice de 1815 s’avéra impuissante à empêcher sur le long terme la résurgence des aspirations héritées des Lumières, portées dans un premier temps par les courants libéraux bientôt renforcés par les radicaux, qui en étaient issus et devinrent de plus en plus influents à partir de 1832, au point où, quinze ans plus tard, ceux-ci gouvernaient douze cantons. Les radicaux, parfois violemment anticléricaux, percevaient la construction d’un Etat central plus fort comme un prérequis indispensable à la modernisation du pays qu’ils appelaient de leurs vœu. Cependant, leur influence variait selon les endroits et si les grands cantons protestants comme Berne, Zurich et Vaud, de plus en plus tournés vers l’industrie et le commerce constituaient un terreau favorable à leur expansion, au détriment des conservateurs protestants locaux, d’autres cantons, essentiellement catholiques et ruraux, restaient largement dominés par les conservateurs-catholiques, qui voyaient avec méfiance le projet d’une extension des prérogatives de l’Etat central qu’ils percevaient comme susceptible de menacer leur emprise locale. L’opposition politique entre ces courants pris aussi une dimension religieuse comme en 1841 lorsque plusieurs couvents et de monastères en Argovie furent fermés par les radicaux locaux. Inversement, en 1844, le canton de Lucerne décida de confier à des Jésuites l’enseignement dans ses écoles supérieures, ce qui fut perçu comme un casus belli par les radicaux, farouches partisans de la séparation entre Eglises et Etat. Le 8 décembre 1844, une centaine de radicaux lucernois tentèrent de de renverser le gouvernement cantonal mais furent facilement défaits par la troupe tandis qu’un millier de volontaires radicaux lucernois, bâlois, argoviens et soleurois menèrent une brève, et infructueuse, incursion en territoire lucernois. Quelques mois plus tard, l’avocat bernois Ulrich Ochsenbein, une des figures de proue du radicalisme suisse, constitua un corps-franc fort de 3'500 volontaires à la tête duquel il franchit la frontière lucernoise dans la nuit du 30 au 31 mars 1845. L’équipée tourna cependant rapidement à la catastrophe du fait de la résistance des troupes cantonales et de l’indiscipline des francs-tireurs, qui retraitèrent dans le désordre la nuit suivante après être arrivés devant les portes de Lucerne, perdant 105 tués et de 1'500 à 2'000 prisonniers dans l’aventure[1].
Carte de la Suisse au 19e, les cantons du Sonderbund sont en jaune celle-ci est cependant incomplète car les cantons restés neutres ne sont pas représentés (wikicommons)

La Diète fédérale condamna l’expédition, mais cette prise de position s’avéra insuffisante pour calmer les inquiétudes des cantons conservateurs. Dès lors, le 11 décembre 1845, les cantons de Lucerne, d’Uri, de Schwyz, d’Unterwald, de Zoug, de Fribourg et du Valais conclurent un pacte secret de défense mutuel, bientôt désigné par le nom de Sonderbund, soit alliance ou ligue séparée, et prévoyant la mise sur pieds d’un conseil de guerre commun. Cette alliance n’était pas la première à voir le jour, les mêmes cantons, à l’exception du Valais, ayant déjà formé la Ligue de Sarnen en novembre 1832 avant que celle-ci ne soit promptement dissoute par la Diète quelques mois plus tard après une série d’affrontements limités, au motif que la constitution d’alliances séparées étaient contraires aux dispositions du Pacte fédéral de 1815. La création du Sonderbund fut rendue publique en juin 1846 et suscita la fureur des radicaux, qui devinrent majoritaires à la Diète après leurs victoires électorales d’octobre 1846 à Genève et de mai 1847 à Saint-Gall. Dès lors, la Diète vota la dissolution du Sonderbund le 20 juillet 1847. Les cantons du Sonderbund, comptant sur le soutien des puissances catholiques, en premier lieu l’empire Austro-Hongrois et le royaume de France, décidèrent alors de se préparer à la guerre et mobilisèrent leurs milices à la mi-octobre tandis que les cantons radicaux approuvèrent  l’usage de la force et que les cantons de Neuchâtel, Bâle-ville et Appenzell Rhodes-Intérieures, dominés par des conservateurs protestants ou catholiques, restaient neutres. La Diète décida à son tour de mobiliser l’armée le 24 octobre, causant le retrait des délégués du Sonderbund quelques jours plus tard  avec pour résultat de rendre la guerre pratiquement inévitable.

Le système militaire suisse

Le système militaire confédéré restait largement traditionnel et à ce titre, la Confédération suisse ne disposait pas d’une armée permanente, celle-ci étant mise sur pied uniquement en cas de nécessité par l’assemblage de contingents dépêchés par les cantons, qui disposaient chacun de leur propre armée, appelée milice. En cas de crise ou de guerre, l’armée fédérale ainsi constituée se voyait placée sous les ordres d’un général nommé par la Diète alors que la Confédération se dotait progressivement d’un Etat-Major général permanent apte à organiser les opérations de l’armée en campagne. L’expérience désastreuse de l’année 1798, durant laquelle les troupes françaises avaient aisément vaincu plusieurs armées cantonales, avait révélé les limites de l’ancien système, et suscita de nombreuses adaptations qui se concrétisèrent sous la forme du Règlement militaire général pour la Confédération adopté en 1817. Les cantons devaient ainsi se soumettre à un canevas de règles visant à ce que leurs milices soient équipées et organisées de manière standardisée afin de pouvoir opérer ensemble harmonieusement. La taille des contingents que les cantons devaient être capable de fournir était également précisément définie tandis que la Confédération se dotait d’une commission d’inspection militaire permanente chargée de veiller à l’application des directives inclues dans le Règlement. De plus, des camps militaires fédéraux, où les cantons détachaient des unités afin d’y subir un entraînement commun, furent organisés tous les deux ans tandis qu’une école centrale ouvrit ses portes à Thoune en 1819 afin de donner une formation commune aux officiers. Il en découla par la suite la formation d’association nationales dont la première fut la société suisse des officiers fondée en 1833. La taille des milices variait en fonction de la population de leur canton et dans une certaine mesure, de la volonté politique de leurs autorités. Le gouvernement vaudois s’avéra ainsi particulièrement désireux de se doter d’une milice aussi forte que possible afin d’affirmer son indépendance alors encore récente, et fut capable de mobiliser 48 bataillons en 1847, se plaçant ainsi en seconde position dans l’espace confédéré, derrière Berne, qui était traditionnellement le canton suisse le plus fort militairement. De fait, le canton de Vaud constituait l’un des terreaux du radicalisme et ses autorités envoyèrent le double de l’effectif demandé par la Diète fédérale lorsque l’armée confédérée fut mobilisée cette année-là. Chaque citoyen était susceptible de servir sous les drapeaux. Les hommes jeunes, typiquement dans la vingtaine et bien que l’âge pouvait varier en fonction des cantons, servaient successivement trois ans dans l’élite puis trois ans dans la réserve, avant de passer encore trois ans dans la Landwehr, et enfin d’être versés dans la Landsturm où ils restaient au moins jusqu’à 60 ans. Les unités de l’élite et la réserve, puis plus tard une partie de celles de la Landwehr, formaient les contingents fédéraux, susceptibles d’être déployés au sein de l’armée fédérale. L’utilité de la Landwehr était plus limitée, car elle s’assimilait à une garde territoriale, et son armement tendait à être hétéroclite - certains hommes étant encore équipés d’antiques Morgenstern dans certains cantons en 1847. 

Portrait du général Dufour (via wikicommons)

L’infanterie était organisée en bataillons de cinq à six compagnies incluant une à deux compagnies de chasseurs et quatre compagnies de fusiliers, les seconds correspondant à l’infanterie de ligne et les premiers aux voltigeurs de l’ère napoléonienne. Une troisième catégorie de fantassins distincte, les carabiniers, formait des compagnies séparées, fortes de 100 hommes dont 18 officiers et sous-officiers. Ceux-ci étaient armés de fusils à canon rayés à la portée et à la précision plus grande mais au temps de rechargement plus long que les fusils dérivés du modèle français 1777 équipant le reste de l’infanterie. A partir de 1838, les fusils équipant l’infanterie furent munis de platines à percussion, bien plus fiables que les platines à silex utilisées jusque-là. Les compagnies de fusiliers et de chasseurs avaient un effectif plus élevé avec quatre officiers, dix-sept sous-officiers et 104 hommes de troupes. La cavalerie se subdivisait en compagnies de guides ou de dragons fortes de 64 hommes et son rôle se résumait principalement à l’éclairage. Enfin, outre des unités de génie et du train, les milices cantonales disposaient de compagnies d’artillerie fortes de 71 hommes servant quatre pièces. Ces unités pouvaient être assemblées en brigades et en divisions, les premières incluant typiquement trois bataillons d’infanterie, une compagnie de carabiniers, une compagnie de cavalerie et un nombre variable de compagnies d’artillerie. Outre le fait que ces organigrammes connaissaient inévitablement nombre de variations en fonction des cantons, le système militaire suisse comptait un certain nombre de faiblesses qui découlaient de son avantage majeur ; permettre de lever rapidement un effectif important - soit 67'516 hommes pour les unités d’élite et de réserve en 1819 - en minimisant au maximum l’existence de coûteuses structures permanentes. En effet, si les hommes participaient très régulièrement à des exercices de tir faisant intégralement partie de la vie communautaire locale, le temps qu’ils passaient sous les drapeaux était faible avec pour corollaire qu’ils avaient peu l’occasion de s’entraîner à manœuvrer en formation alors que le passage fluide et rapide des bataillons de la colonne à la ligne ou au carré demandait une certaine pratique. Les officiers étaient confrontés au même problème, et ce d’autant plus que le service étranger, qui leur permettait d’acquérir de l’expérience ailleurs, offrait un débouché de plus en plus limité avec la fin des services d’Espagne, de la Hollande et de la France entre 1823 et 1830. 

Un rapport de forces inégal

Dès lors, les armées levées par la Diète et le Sonderbund étaient globalement similaires dans leur doctrine, leur entraînement, leur armement ou encore leur organisation et aucun des deux camps ne pouvait escompter disposer d’une quelconque supériorité tactique au début des hostilités. Ce dernier point était particulièrement dommageable pour le Sonderbund, qui commençait la guerre dans une position éminemment défavorable. En effet, les sept cantons composant la ligue étaient peu peuplés et ne purent lever qu’un effectif limité, très inférieur à celui réuni par la Diète. 

Johann Ulrich von Salis-Soglio, commandant de l'armée du Sonderbund (wikicommons)

Le Sonderbund leva un total de 34'000 hommes appartenant à l’élite, à la réserve et à la Landwehr, soit un total de 42 bataillons d’infanterie, 40 compagnies de carabiniers, l’équivalent d’une grosse compagnie de cavalerie et 17 compagnies d’artillerie. Ces unités formèrent quatre divisions auxquelles s’ajoutait la Landsturm cependant difficilement utilisable pour des tâches autres que statiques. Cependant, les contingents fribourgeois et valaisans formaient deux de ces quatre divisions avec environ un tiers de l’infanterie et la moitié de l’artillerie du Sonderbund et se trouvaient isolés car les cantons du Sonderbund étaient géographiquement séparés entre un bloc homogène constitué par les cantons de Lucerne, d’Uri, de Schwyz, d’Unterwald et de Zoug et le canton de Fribourg, totalement isolé et formant une enclave vulnérable cernée par les cantons de Berne et de Vaud. Enfin, le Valais était dans une position à peine plus favorable car il n’était relié aux autres cantons du Sonderbund que par le col de la Furka, qui n’avait pas encore été aménagé en route carrossable. Après bien des tergiversations durant lesquels il fut question de choisir un officier polonais, puis austro-hongrois, le Conseil de guerre du Sonderbund confia le commandement de son armée à Johann Ulrich von Salis-Soglio, un conservateur protestant grison. Celui-ci, né en 1790, avait combattu dans l’armée bavaroise entre 1812 et 1814 avant de servir la Hollande où il accéda au grade de colonel en 1828 puis de major-général en 1839 avant de rentrer en Suisse où il fit partie de l’Etat-major confédéré avec le grade de colonel jusqu’à sa démission en 1844.

Armée du Sonderbund
1ère division
2e division
Division du Valais
Division de Fribourg


Du côté confédéré, la Diète désigna comme général un genevois protestant et conservateur réputé pour sa modération ; Guillaume-Henri Dufour. Celui-ci, né en 1787, poursuivit des études à l’Ecole polytechnique de Paris puis à l’école du génie de Metz avant d’entrer dans l’armée impériale où il servit comme officier du génie à Corfou puis participa à la campagne de France en 1814. De retour en Suisse quelques années plus tard, il devint instructeur à l’école centrale de Thoune - où il compta parmi ses élèves un certain Louis-Napoléon Bonaparte – accédant au grade de lieutenant-colonel en 1820 puis à celui de colonel en 1827 avant de diriger l’Etat-major à partir de 1831. Nommé le 21 octobre 1847, le général Dufour était l’un des officiers les expérimentés du pays mais aussi un théoricien de la chose militaire, ayant notamment rédigé plusieurs ouvrages parmi lesquels ont compte un De la fortification permanente publié en 1822[2] et surtout un Cours de tactique publié en 1840, dans lequel il préconise la recherche rapide de résultats décisifs. Au moment où les hostilités se déclenchèrent, le général allait disposer d’une supériorité numérique écrasante sur ses adversaires, l’armée fédérale disposant de 89'906 hommes répartis entre six divisions de taille inégale, une petite réserve de cavalerie d’un demi-millier d’hommes et une réserve d’artillerie avec six batteries et un millier d’hommes. A cet ordre de bataille s’ajoutaient encore une division de réserve bernoise et deux grandes unités regroupant uniquement des forces issues de Landwehr cantonales, portant le total des effectifs disponibles à 98'862 hommes et 172 canons. En revanche, si la situation stratégique était éminemment défavorable au Sonderbund, le temps jouait contre les Confédérés car une guerre prolongée risquait d’induire l’implication de monarchies étrangères qui ne pouvaient voir que d’un œil défavorable la montée du radicalisme en Suisse.  

Principales unités confédérées
1ère division (composée d’unités vaudoises et genevoises), aussi désignée division Rilliet
2e division, aussi désignée division Burckhardt
3e division, aussi désignée division Donats
4e division, aussi désignée division Ziegler
5e division, aussi désignée division Gmür
6e division (composée d’unités tessinoises et grisonnes)
7e division, aussi désignée division Ochsenbein ou encore division de réserve bernoise



La capitulation de Fribourg

L’armée du Sonderbund fut la première à frapper dès le 3 novembre 1847, lorsqu’un détachement de 400 Uranais appuyés par quatre canons s’empara de l’hospice du Saint-Gothard. Le Général Dufour réagit en ordonnant à la 6e division du colonel Giacomo Luvini-Perseghini de concentrer l’équivalent d’une petite brigade, soit deux bataillons d’infanteries et deux compagnies de carabiniers dans le secteur d’Airolo afin d’empêcher une progression ennemie le long de la vallée du Tessin. Le 17 novembre, le détachement du Sonderbund, après avoir reçu des renforts ayant porté son effectif à 2'000 hommes et un nouveau chef, le prince autrichien Friedrich von Schwarzenberg, arrivée la veille, descendit du col du Saint-Gothard en trois colonnes et, couvert par la brume et la neige, parvint à surprendre les Tessinois défendant Airolo. Ces derniers, cédant à un mouvement de panique et risquant de voir leur position contournée, retraitèrent dans la confusion, abandonnant derrière eux deux canons. L’action retardatrice des carabiniers tessinois permit cependant de gagner suffisamment de temps pour éviter le pire et les pertes se montèrent seulement à cinq tués et une vingtaine de blessés. La force du Sonderbund continua cependant à progresser le long de la vallée avant d’être stoppée quelques jours plus tard par l’arrivée de bataillons grisons venus renforcer les Tessinois. Si elle n’eut aucun résultat décisif, l’avance du détachement du prince autrichien eut cependant le mérite d’éloigner les Confédérés du col de la Furka, vital car il constituait le seul passage permettant de relier les cantons de Lucerne, d’Uri, de Schwyz, d’Unterwald au Valais et partant, aux possessions austro-hongroises en Italie.

Pendant ce temps, le général Dufour décida porter son effort principal contre le canton de Fribourg dans le but de le sortir de la guerre puis de se retourner contre Lucerne, centre de gravité du bloc central du Sonderbund, avant d’attaquer le Valais. Vulnérable du fait de sa position géographique, le canton de Fribourg ne disposait que d’un total de 23'250 hommes, Landsturm inclue, pour faire face à la menace. Ceux-ci étaient commandés par Philippe de Maillardoz, né le 6 septembre 1783, vétéran de la Grande Armée qu’il rejoignit en 1806, récipiendaire de la Légion d’honneur à la suite de sa conduite durant la bataille d’Eylau, lieutenant-colonel des Gardes suisses après la restauration en France, puis colonel après son retour Suisse en 1831. La division de Fribourg, qui regroupait les forces cantonales aptes à la bataille, était structurée en trois brigades comptant deux bataillons d’infanterie, une compagnie de carabiniers et une escouade de dragons chacune. En outre, le colonel de Maillardoz disposait d’une trentaine de canons, d’obusiers et de mortiers servis par 280 hommes. Cette force était bien insuffisante pour espérer défendre l’ensemble du territoire cantonal et fut donc concentrée autour de la ville de Fribourg bientôt ceinturée par une série de fortifications de campagne. Deux brigades furent placées sur la rive droite de la Sarine et bloquaient l’accès le plus direct entre la ville et le canton de Berne alors que la troisième brigade de la division se positionna sur la rive gauche de la rivière derrière une série de trois redoutes dont la plus imposante était celle de Bertigny. Les Confédérés prirent avantage de cette disposition lorsqu’ils pénétrèrent en territoire fribourgeois à partir du 7 novembre 1847. Si la 7e division progressa bien le long de la route anticipée par le colonel de Maillardoz, les 1ère et 2e divisions, encore renforcées par deux brigades détachées par les 3e et 4e divisions, à peine ralenties par des tirs occasionnels de la Landsturm fribourgeoise dispersée dans la campagne, convergèrent depuis plusieurs directions et se rassemblèrent devant les positions de la 3e brigade ennemie le 12 novembre, menaçant de lancer contre elles un assaut massif appuyé de surcroît par une concentration d’une soixantaine de pièces d’artillerie disposées en arc de cercle.

Le 13 novembre au petit matin, le général Dufour dépêcha un lieutenant chargé de transmettre une demande de reddition aux autorités fribourgeoises. Celles-ci répondirent par une demande d’armistice de 24 heures que le général accepta. Cependant, le même jour, des hommes de la 1ère division approchèrent de la redoute de Bertigny dont la garnison réagit en ouvrant le feu. Les troupes confédérées subirent huit tués et une cinquantaine de blessés durant la violente échauffourée qui s’ensuivit. Si les Fribourgeois, qui perdirent deux tués, sortirent victorieux de l’affrontement, leur situation restait désespérée et le lendemain, deux de leurs délégués se rendirent dans le quartier-général ennemi pour y signer leur capitulation. Cette première victoire confédérée eut un impact psychologique déterminant et quelques jours plus tard, le canton de Zoug annonça sa reddition. 


Illustration de pièces confédérées durant le combat de Lunnern (wikicommons)



Le général von Salis-Soglio ne resta pas inactif durant l’assaut contre Fribourg et prit la tête d’un détachement fort de quatre bataillons d’infanterie, deux compagnies d’artillerie et d’une compagnie de cavalerie afin de pénétrer dans le Freinamt, une région majoritairement catholique sise en territoire argovien et où il espérait bénéficier du soutien de la population, tout en dépêchant d’autres éléments faire diversion dans des secteurs différents. Les deux colonnes formant le détachement arrivèrent le 12 novembre devant les villages de Lunnern et de Geltwill, où ils espéraient franchir la rivière Reuss. Malgré le temps brumeux qui masqua son approche, la première colonne, dirigée par le général en personne, fut détectée avant de pouvoir traverser le pont de bateaux de Lunnern. Durant plusieurs heures, des tirs furent échangés entre assaillants et défenseurs de part et d’autre de la rivière, ces derniers consistant en un bataillon d’infanterie, une compagnie de carabiniers et une batterie d’artillerie, bientôt renforcés par un deuxième bataillon d’infanterie. La seconde colonne du Sonderbund eut plus de succès et parvint à surprendre puis à mettre en fuite deux compagnies bernoises. Cependant, l’échec de la première colonne contraignit la seconde à suspendre son avance, et les deux formations finirent par retraiter. Les Confédérés perdirent 5 tués et 25 blessés dans ces deux escarmouches, les pertes totales adverses n’étant pas connues, mais se montèrent à 2 tués et 4 blessés à Geltwill. En outre, un canon lucernois fut endommagé par un tir confédéré. In fine, cette attaque du Sonderbund ne perturba en aucun cas les opérations fédérales alors en cours dans le canton de Fribourg, même si elle suscita une certaine inquiétude, le son du canon étant entendu jusque dans la ville de Zurich.

La bataille de Gisikon- Meierskappel    

Les opérations contre Fribourg terminées, les forces confédérées rallièrent Berne afin de lancer la phase suivante de la campagne, laissant derrière elles la 1ère division chargée d’occuper Fribourg et de surveiller le Valais. Le prochain objectif choisi par le général Dufour était constitué par Lucerne. Celui-ci étant le canton le plus peuplé – et donc le plus puissant militairement – de la ligue, son occupation ne pouvait que porter un coup fatal à cette dernière. Pour ce faire, les Confédérés déployèrent un total de cinq divisions devant progresser séparément tout en convergeant vers la ville de Lucerne, où le général von Salis-Soglio avait concentré les 1ère et 2e divisions du Sonderbund. La première de celle-ci était composée de troupes lucernoises et alignait trois brigades fortes de trois bataillons d’infanterie et de deux à trois compagnies de carabiniers alors que la seconde division, composée de contingents issus des autres cantons du Sonderbund, alignait dix bataillons d’infanterie et douze compagnies de carabiniers répartis entre ses deux brigades. Ces deux divisions étaient positionnées à la frontière entre les cantons de Lucerne et de Zoug, entre la rivière Reuss et le lac de Zoug. La 1ère division était retranchée à Gisikon, carrefour où se rejoignaient plusieurs routes menant à Lucerne et où se trouvait également un pont permettant de traverser la Reuss alors que la 2ème division défendait Meierskappel, proche de la rive du lac. Une imposante ligne de crête, le Rooteberg, séparait les deux divisions et était occupée par des unités régulières et des éléments de la Landsturm qui s’y étaient retranchées, érigeant des tranchées et des barricades de pierres et de troncs d’arbres.

Les troupes confédérées se mirent en mouvement à partir du 21 novembre, empruntant l’ensemble des axes reliant les cantons ralliés à la Diète à la ville de Lucerne, avec la 7e et la 2e division partant du canton de Berne, la 3e et la 4e du canton d’Argovie et la 5e de Zurich en passant par le canton de Zoug, la tâche de réduire les deux divisions du Sonderbund incombant aux 3e, 4e et 5e divisions. Cependant, si la 5e division, qui longeait les rives du lac de Zoug, et la 4e, qui suivait le cours de la Reuss, se présentèrent bien simultanément le 23 novembre devant les positions ennemies, la 3e division, retardée par un itinéraire plus difficile, arriva trop tard pour participa à l’affrontement. La bataille débuta par un duel d’artillerie durant lequel les canons confédérés finirent par prendre le dessus, avant que l’une des brigades de la 4e division ne se lance à l’assaut du Rooteberg où elle parvint à progresser avant d’être stoppée par les défenseurs. La 5e division attaqua les positions tenues par la 2e division du Sonderbund et parvint à s’emparer de Meierskappel et à lancer son propre assaut contre le Rooteberg prenant ses occupants entre deux feux ses occupants. Ces derniers finirent par se replier, non sans avoir réussi à repousser les Confédérés à plusieurs reprises. Les deux brigades restantes de la 4e division attaquèrent Gisikon de part et d’autre de la Reuss et parvinrent à prendre la localité après un premier assaut infructueux. Le général von Salis-Soglio, blessé à la tête durant les combats, n’eut alors d’autre choix que d’ordonner à ses troupes de retraiter vers Lucerne, alors que le contingent schwytzois se repliait vers son canton. La bataille fut la plus importante de la guerre du Sonderbund, avec des pertes à l’avenant, celles subies par les Confédérés se montant à une cinquantaine de tués et quatre fois plus de blessés. Ce même jour, les trois autres divisions confédérées continuaient d’approcher, condamnant les deux divisions du Sonderbund, encore relativement intactes, à l’encerclement. La 7e division arriva ainsi devant Lucerne le 24 novembre, après avoir progressé en suivant la vallée d’Entlebuch, où elle dût aussi livrer bataille le 23 novembre à Schüpfheim contre un détachement ennemi cherchant à stopper son avance, les Confédérés perdant un tué et 20 blessés et les Lucernois 15 tués et 9 blessés durant l’affrontement. Les différentes autorités présentes à Lucerne sollicitèrent un armistice de 48 heures le 24 novembre, mais celui-ci fut refusé par le général Dufour qui obtint une capitulation, les troupes confédérées entrant dans la ville le jour-même. Cependant, le conseil de guerre du Sonderbund, présidé par le Lucernois Konstantin Siegwart-Müller s’était replié le jour précédent vers le canton d’Uri, échappant ainsi à la capture. Le Sonderbund s’effondra après cette capitulation et les cantons d’Unterwald, de Schwyz, d’Uri et du Valais annoncèrent leur reddition avant la fin de mois, sans affrontements supplémentaires, même si dans le cas du Valais, le général Dufour avait dû freiner à plusieurs reprises les velléités offensives de l’encadrement des unités vaudoises stationnées à l’entrée de la vallée du Rhône, pressé d’en découdre avec les trois brigades formant la division du Valais dirigée par Guillaume de Kalbermatten, un autre vétéran du service étranger en Espagne puis en France jusqu’en 1830. Les troupes valaisannes et vaudoises restèrent donc l’arme au pied, et la contribution du Valais aux combats se limita largement à un bataillon détaché auprès de la seconde division du Sonderbund, et qui participa donc à la bataille de Gisikon- Meierskappel.

L’armée confédérée fut démobilisée rapidement, après une brève occupation des cantons vaincus, et dès l’année suivante, la Constitution fédérale, largement inspirée du modèle américain, fut adoptée.  L’antagonisme politique et culturel resta pourtant vif entre conservateurs-catholiques et radicaux, les premiers, malgré leur importance démographique, se voyant systématiquement minorisés. Les querelles, qui s’inséraient dans le contexte plus global du Kulturkampf, s’envenimèrent à un tel point que le Conseil fédéral rompit les relations diplomatiques avec le Saint-Siège en 1873 après que le Pape ait sévèrement critiqué la politique suivie par les autorités suisses en matière religieuse. Les positions des radicaux et des conservateurs-catholiques finirent cependant par se rapprocher pour faire face à la menace commune représentée par l’émergence dans le pays d’une mouvance socialiste.

Conclusion

In fine, la brièveté de la guerre du Sonderbund et le peu de pertes qu’elle occasionna -  le canton de Lucerne perdit 40 tués et 43 blessés durant le conflit alors que les troupes confédérées subirent des pertes totales se montant 78 tués et 260 blessés - facilitèrent le succès ultime du long processus de réconciliation qui s’ensuivit. Ces pertes limitées résultèrent de la conjonction de plusieurs éléments distincts. Dans un premier temps, les divisions politico-religieuses traversaient aussi la plupart des cantons. Ainsi, la présence d’une forte minorité radicale intra muros ne put que contribuer à la décision des autorités fribourgeoises de capituler après l’arrivée des troupes confédérées, alors que la retraite qui suivit l'affrontement d’Airolo fut aussi attribuée à un certain manque d’empressement de soldats tessinois peu enclins à affronter des coreligionnaires catholiques. La relative inexpérience des troupes engagées joua aussi un rôle, les salves de mousqueterie de l’infanterie étant régulièrement, et comme souvent dans de tels cas, tirées trop haut.

Mais surtout, l’effusion de sang limitée résulta de la conduite des opérations confédérées. Le général Dufour disposait certes d’avantages écrasants, avec une position centrale et une forte supériorité numérique, mais il sut utiliser ceux-ci à plein, refusant toute action perçue comme non-décisive et concentrant ses efforts pour frapper en séquence des objectifs stratégiques. Ainsi, les deux offensives concentriques contre les cantons de Fribourg et du Lucerne ne laissaient, de par leur rapidité, aucune chance à l’adversaire. En effet, sur des théâtres des opérations de taille aussi réduite, ce dernier n’avait tout simplement pas le temps ni l’espace pour tenter de vaincre au détail les différentes colonnes confédérées en se concentrant contre l’une d’elle avant que celles-ci ne fassent leur jonction. La rapidité et la concentration des forces typiques des campagnes du général confédéré - rappelant les pratiques de la Grande Armée mais sur une échelle bien plus réduite - réussirent ainsi à rendre la position de ses adversaires successifs intenable, ne leur laissant d’autres alternatives que d’opposer une résistance condamnée à l’échec ou que de capituler. Même l’apparente symétrie entre forces confédérées et du Sonderbund durant la bataille de Gisikon - Meierskappel est trompeuse, car il était prévu d’une part qu’une troisième division confédérée y soit présente alors que d’autre part, les deux divisions effectivement engagées étaient suivies de réserves divisionnaires incluant 22 bataillons d’infanterie. En d’autres termes, si la bataille était entrée dans une dynamique attritionnelle, les Confédérés auraient été en mesure de l’emporter par leur capacité à alimenter  le front avec de nouvelles réserves jusqu’à ce que leur adversaire s’effondre. 


Les principales opérations de la guerre (wikicommons)


Le commandant en chef était de plus extrêmement conscient de la nécessité de limiter les effusions de sang au maximum, comme l’atteste sa Proclamation à l’Armée  du 5 novembre 1847 où il indique aux soldats que « Celui qui porte la main sur une personne inoffensive se déshonore et souille son drapeau. Les prisonniers, et surtout les blessés, méritent d’autant plus vos égards et votre compassion que vous vous êtes souvent trouvés avec eux dans les mêmes camps. ». Il ne s’agissait pas là d’une simple manifestation d’humanisme mais aussi l’expression d’une compréhension intuitive de pratiques qui seront codifiées près d’un siècle plus tard, comme le démontrent ses Recommandations sur la conduite à tenir envers les habitants et les troupes envoyées aux chefs de divisions le 4 novembre 1847 où il explicitait son raisonnement : « Engager les troupes, de la manière la plus instante, à se conduire avec modération et à ne pas se livrer à de mauvais traitements qui ne feraient qu’irriter une population qu’il faut tâcher de ramener par la douceur, pour avoir moins d’ennemis à combattre  […] Après un combat, retenir la fureur du soldat ; épargner les vaincus. Rien ne fait plus d’honneur à une troupe victorieuse, et, dans une guerre civile, rien ne dispose davantage le parti opposé à la soumission. […] Il faut, quelque fort qu’on soit, redouter le désespoir de son ennemi. ». Cependant, le faible nombre de victimes s’explique aussi par la retenu des vaincus. Aucun des commandants du Sonderbund ne se laissa séduire par la tentation d’une résistance héroïque et désespérée, si constitutive de la geste napoléonienne dont ils étaient les héritiers, acceptant au contraire de capituler au moment où il était évident qu’aucun sacrifice consenti par leurs soldats n’aurait pu changer l’issue d’un affrontement. In fine, ces officiers contribuèrent ainsi à la réconciliation entre les adversaires en se montrant économes de la vie de leurs propres soldats ainsi que par extension, de celle de ceux de l’ennemi.

Bibliographie

Oliver Reverdin, La Guerre du Sonderbund vue par le Général Dufour, Slatkine, 1997

Ralph Weaver, Three Weeks in November, a military history of the Swiss civil War of 1847, Helion & Company, 2012

Pierre Streit, Histoire militaire suisse, Infolio éditions, 2006

Jean-Jacques Langendorf, Un âge d’or de la pensée militaire suisse : Wieland, Jomini, Dufour… in La pensée militaire suisse de 1800 à nos jours, Centre d’Histoire et de Prospective Militaires, 2013

Jacques Calpini, L’organisation des milices valaisannes de 1815 à 1875, in Vallesia : bulletin annuel de la Bibliothèque et des Archives cantonales du Valais, des Musées de Valère et de la Majorie, 1963

Giulo Rossi, Circa la ritirata d'Airolo : 17 novembre 1847, in Rivista Militare Ticinese 14, 1942

Collectif, Nouvelle Histoire de la Suisse et des Suisses Tome II, Editions Payot, 1983

Divers entrées du Dictionnaire historique de la Suisse



[1] 1500 prisonniers selon Olivier Reverdin,  environ 2'000 prisonniers selon le dictionnaire historique de la Suisse, http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F8682.php, consulté le 5 février 2015.
[2] http://www.salons-dufour.ch/publications1.pdf

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