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lundi 15 janvier 2018

Interview de Jean-Jacques Langendorf; La pensée militaire prussienne de Frédéric le Grand à Schlieffen, Paris, Economica, 2012.


Jean-Jacques Langendorf est historien, écrivain et maître de recherche à l'Institut de Stratégie et des Conflits – Commission Française d'Histoire Militaire. Auteur prolixe, il a beaucoup écrit sur l'histoire militaire suisse mais aussi sur des sujets plus inattendus. Jean-Jacques Langendorf a publié La pensée militaire prussienne, études de Frédéric le Grand à Schlieffen aux éditions Economica en 2012 et a bien voulu répondre à nos questions sur son ouvrage.

Propos recueillis par Adrien Fontanellaz  (Déjà publié sur l'autre côté de la colline)




Vous avez récemment publié une somme spécifiquement sur la pensée militaire prussienne. Pourriez-vous nous en dire plus sur ce qui vous a amené à vous consacrer à un tel projet ?

Les raisons qui font qu’on consacre à tel ou tel projet des mois, voire des années, de sa vie sont complexes. Dans certains cas, dont le mien,  il faut remonter loin en amont. N’oublions jamais les profondes paroles de William Wordsworth : « L’enfant est le père de l’homme ». Ma grand’mère Fidélia, née l’année de Sadowa, me racontait avoir vu sur la frontière de l’Ajoie, petite fille, en 1871, des uhlans patrouiller de l’autre côté de la frontière. Tout en m’effrayant, la description de ces chevaux noirs, et encore plus noirs dans la neige, de ces hommes au curieux schako aplati sur le haut, tenant d’une main les rênes, de l’autre une longue lance terminée par un petit fanion noir et blanc, aux couleurs (ou plutôt aux non couleurs) prussiennes. Beaucoup plus tard, j’ai compris qu’il s’était agi des hommes du général von Werder, lequel venait de repousser les Français sur la frontière suisse. Toujours la guerre a été présente dans ma vie, soit par mon oncle Latry, qui l’avait faite côté français en 1917-1918 et qui avait été grièvement blessé à la butte de Tahure, soit par mon, père,  côté américain en 1942-1945 qui avait pris part aux campagnes d’Afrique du Nord, d’Italie, de France et d’Allemagne. Tous deux n’ont jamais remis en question cette dure expérience et l’on même célébrée.   Gamin, j’ai joué aux soldats, sous le regard bienveillant des adultes. Occupation alors normale et scandaleuse de nos jours. J’ai encore dans l’oreille le couinement de cette mère intimant à son rejeton, lors d’une journée de l’armée, l’ordre de ne pas s’approcher d’un char P 68, « cet engin de mort ». Ah Dieu, en ai-je livré des batailles dans mon enfance, exterminant des armées entières de soldats de plomb, rasant des villes faites de boîtes d’allumettes, fusillant civils et otages, brûlant musées et bibliothèques, etc.  Car, par tous les moyens, il me fallait faire triompher mon royaume, la Walk, dont j’´étais le souverain absolu.  Si j’essaye de me remémorer la tactique utilisée sur mon champ de bataille, je la vois très rudimentaire : attaques frontales avec un puissant soutien d’artillerie. Et beaucoup de cavalerie pour mettre en valeur les plus prestigieux de mes soldats miniatures.
 

J’ai cru, au moment d’aborder les médiocrités universitaires, que la philosophie serait mon destin jusqu’au jour où un professeur de philosophie, un vrai, me dit qu’au lieu de me casser la tête sur Husserl, je ferais mieux de me consacrer au marteau piqueur. A ce moment-là, me trouvant au Proche-Orient, j’étais déjà en train d’obliquer vers l’archéologie, surtout militaire, des Croisades et de l’Islam. Mais l’art de la guerre au moyen-âge ne me suffit plus et je lus tout ce qui me tombait sous la main. Je finis par arriver à Clausewitz et, à partir de là, je commençai à dévider l’écheveau prussien et cela fait près de cinquante ans que je ne me suis plus arrêté.
 

Pourriez-vous nous en dire plus sur cette pensée militaire sous le règne de Frédéric II, alors même que les pratiques prussiennes faisaient école dans le reste de l'Europe ?



Jusqu’en 1806, jusqu’à la chute de la vieille monarchie prussienne sous les coups de boutoir des armées napoléoniennes, Frédéric II de Prusse va jouir d’une immense popularité tant en Europe qu’aux Amériques. Goethe raconte qu’en Sicile, dans la cabane d’un humble pêcheur, il a vu son portrait au mur. Certes, il a fasciné ses contemporains en raison de son autocratisme éclairé, de ses talents musicaux et littéraires, de sa cour intellectuelle, de ses bons mots, de ses sarcasmes, de son cynisme, etc. Mais c’est probablement comme chef de guerre qu’il les a le plus intéressés. N’est-il pas celui qui est venu à bout des Français, des Autrichiens, des Russes. Mieux que tout autre à cette époque, il a compris que, tactiquement, c’était le feu qui était déterminant. Il faut donc que, avant tout, l’armée devienne une « productrice de feu », « une machine à feu »,  et, pour qu’elle en produise le plus possible, elle devra s’astreindre à la rude école de la mécanisation des mouvements qui permettent de charger et de tirer le plus vite. En même temps, pour que le tir exerce ses effets, il sera pratiqué sur de longues lignes, d’où le nom de « tactique linéaire » attribué au procédé. Pour inculquer le métier à leurs soldats – la plupart du temps des étrangers enrôlés de force – les sous-officiers et officiers ont recours au « drill », à la répétition incessante des mouvements de chargement, des évolutions, entre autres les conversions et, si nécessaire, aux châtiments corporels. Toutefois, il faut évoquer une particularité prussienne, l’enrôlement des « Kantonisten », c’est-à-dire de nationaux prussiens, devant servir pour certaines périodes. Certains historiens ont voulu voir dans cette institution les rudiments d’une armée nationale.
 

A un niveau moins élémentaire, ce que les contemporains nommaient « la grande tactique » (on dirait de nos jours le niveau opérationnel) Frédéric avait recours à l’ «  Ordre oblique », c’est-à-dire à l’attaque par une aile de sa ligne, sur le flanc ennemi, la droite si possible, qui « se refuse », c’est à dire que l’on engage progressivement, en la dissimulant le plus longtemps possible. Ce procédé est illustré par la « manœuvre de Leuthen » (1757) contre le Autrichiens. Contrairement à ce que certains ont voulu croire, ou faire croire, cette manière d’engager l’ennemi n’a pas été systématique, Frédéric recourant également au pragmatisme tactique lorsque il en voit la possibilité ou que la nécessité s’en fait sentir. Avec les brillantes victoires, mais aussi de sanglantes défaites, (que l’on aime oublier en Prusse), Frédéric II va occuper le centre de l’intérêt militaire. L’Europe se retrouve à Potsdam et ailleurs pour les manœuvres et les parades, béate d’admiration. On écrit beaucoup sur les procédés prussiens, on les copie, on les introduits à l’étranger ; parfois, mais rarement, on les critique dans le détail. 

Il faudra attendre la fin du XVIIIe siècle pour que le vent tourne. GH von Berenhorst (1733-1814) dont j’ai présenté très en détail la pensée dans mon ouvrage, d’abord parce qu’elle est importante et ensuite parce qu’elle est totalement inconnue dans le monde francophone – va se livrer à une attaque d’une violence inouïe contre le « Grand roi », alors qu’il avait été, pour un temps, son aide de camp. Il lui reproche son athéisme, son cynisme, ses mœurs dissolues, son mépris des humains en général et de ses soldats en particulier. Il va jusqu’à dire que si le roi avait été tué à ses côtés sur le champ de bataille, il aurait pissé sur son cadavre. Au plan militaire, il s’en prend à sa manière de conduire la bataille, à ses erreurs tactiques, à la sous-estimation des éléments psychologiques, à la mise au point d’une « machine » qui ignore le poids du hasard tout puissant, déterminant dans le déroulement d’une campagne et d’une bataille.  

L’armée prussienne d’avant 1806, avant la catastrophe finale de Iéna-Auerstedt en 1806,, n’était pas totalement restée immobile, figée dans des traditions héritées du « Grand roi ». Il y a eu des réformes tactiques, on a tenu compte de certains éléments hérités de la conduite de la guerre des armées de la Révolution française, mais trop timidement et pas assez radicalement, la structure absolutiste de l’Etat l’empêchant par ailleurs toute transformation importante.



Un élément particulièrement saillant de votre ouvrage est le terreau intellectuel si fertile dans lequel émergera la pensée de Clausewitz. Pourriez-vous nous en dire plus, pour reprendre votre formule, sur cette forêt masquée par l'arbre Clausewitz ? Quels ont été ses précurseurs ?

Clausewitz n’est pas surgi du néant. Il est l’enfant de ce que l’on a nommé « l’idéalisme allemand » ou, aussi à une certaine époque,  « Die deutsche Bewegung ». Il est issu de cette génération des années 1775- 1785 qui a aussi bien engendré : ETA Hoffmann est né en 1776, La Motte Fouqué en 1777, comme Heinrich von Kleist, Achim von Arnim  en 1781 comme Chamisso. Et je n’ai cité là que des Prussiens. Entre 1800 et 1820, la production intellectuelle, philosophique en tête, est prodigieuse. Fichte s’interroge, entre autres, sur la place du moi dans la perception, Schelling sur le rapport homme-nature, Hegel sur le sens de l’histoire, Adam Müller sur la structure du politique, Schleiermacher sur la signification du message biblique. Et en arrière-plan, il y a des dieux tutélaires comme Goethe, Schiller ou Kant. C’est également la grande époque de Beethoven ou, en peinture, de Gaspard-David Friedrich. Ce n’est pas à tort qu’on a pu parler du Berlin de cette époque comme d’une « Athènes sur la Spree ». La guerre, elle aussi, allait trouver son philosophe dans la personne de Clausewitz, même si son œuvre paraît plus tardivement à titre posthume, elle a toutefois été méditée et élaborée à partir de 1805 et à partir d’un matériau brut fourni par les guerres de la révolution française et les napoléoniennes.  Mais il s’agit de faire attention et de voir les choses en face. Jusque vers 1870, Clausewitz demeure inconnu et n’est pratiquement pas lu. Sa redécouverte est due, entre autres, au fait que Moltke, vainqueur des Danois, des Autrichiens puis des Français entre 1864 et 1870 s’est intéressé à lui.

En France, après la défaite de 1870, les officiers se penchent sur son œuvre en espérant y découvrir les secrets des procédés et, si possible,  des victoires prussiens. A partir de là, le Vaudois Jomini, qui dominait alors, sera progressivement déclassé pour jouit, récemment, d’un sursaut d’intérêt. Désormais l’avancée de Clausewitz s’avère triomphale. Il est traduit et commenté dans toutes les parties du monde.  En France, des intellectuels éminents, loin d’être des militaires ou des historiens mais plutôt des philosophes, lui consacrent des ouvrages importants, comme Raymond Aron et René Girard. En définitive, il n’y a plus que Clausewitz et sa statue de « philosophe de la guerre » écrase tout le reste. On a le sentiment que son œuvre est un phénomène unique et exceptionnel. J’aime comparer cette situation à celle de la peinture italienne de la Renaissance. Pendant quelques siècles, elle s’est résumée, aux yeux des connaisseurs et des amateurs, à des noms prestigieux, comme ceux de Raphael, de Michel Ange, de Botticelli. Mais dès le début du XXe siècle, l’Américain Bernard Berenson (1865-1959) va s’attacher à montrer que ces grands noms cachent un foisonnement d’artistes de haute valeur qui ont passé à la trappe de l’histoire et qui pourtant ont inspiré, annoncé, encadré les grands noms classiques. Il en va de même avec Clausewitz. Dans mon ouvrage sur la Pensée militaire prussienne,   j’ai évoqué en détail Johann-Jakob Rühle von Lilienstern, Ernest von Pfuel, Constantin von Lossau, et quelques autres, tous contemporains de Clausewitz et parfois ses amis,  qui sur une multitude de points annoncent son œuvre et que Clausewitz reprend parfois mais sans les citer. 


Si j’ai consacré une large place à Georg Heinrich von Berenhorst (Betrachtungen über die Kriegskunst) et à Adam Heinrich Dietrich von Bülow (Geist des neuern Kreissystem, 1799)) C’est pour deux raisons. D’abord parce que le premier, en dépit de son importance centrale, est totalement inconnu en France.  Et que ce que l’on a dit du second relève le plus souvent de l’affabulation ou de l’ignorance crasse. Ensuite, l’un et l’autre marquent deux points opposés et extrêmes auxquels Clausewitz va chercher à échapper.  Pour Bülow, il existe une scientificité de la guerre, les opérations pouvant se conduire en fonctions de modèles géométriques. Pour Berenhorst, en revanche, la guerre, la bataille, ne sont que les lieux du hasard, le feu brouillant les données, rendant toute conduite rationnelles des opérations impossible. Pour Clausewitz, qui se situe entre les deux, certes le poids des impondérables (les frictions pour lui) existent, mais il existe des forces (entre autres celles qu’il nomme « morales » (sang-froid, volonté, décision) qui agissent comme contrepoids.  En parlant de la « triade clausewitzienne » on évoque a) la relation indissociable entre la politique et la guerre, b) les frictions et le impondérables, c) la violence.


On a voulu voir différentes influences philosophiques s’exercer sur Clausewitz, entre autres celles de Kant ou de Hegel. Mais ce « déterminisme philosophique » a été légitimement remis en question. Pour ma part, pour tenter de cerner la dimension philosophique du projet

de l’auteur du « Vom Kriege », je me suis orienté dans une autre direction, celle qui est esquissés par Annah Arendt lorsqu’elle explique quel a été la nature du projet de son maître Heidegger qui s’est rallié au « Zu den Sachen selbst » de Husserl. Mais ce dernier, qui provient d’ailleurs du milieu piétiste, n’a fait que souligner la nécessité de se débarrasser des pesantes structures du savoir, de l’accumulation de ce savoir, qui nous interdit précisément d’avoir accès aux « Sachen selbst ». Dans un chapitre, j’ai mis en relation le piétisme du grand théologien de l’idéalisme allemand Friedrich Schleiermacher, (1768-1834) qui montre que l’accumulation des interprétations théologiques  brouille et empêche la compréhension du texte sacré et du fait religieux. De même pour Clausewitz, l’accumulation de tout un savoir militaire nous interdit d’accéder à la nature même de la guerre.  C’est, pour le moment, sur ce terrain que je travaille.
 

Pourriez-vous également revenir sur des aspects relativement peu évoqués de la pensée de Clausewitz, à l'image de ses écrits sur la Vendée ou encore sur la Suisse ?

Comme Clausewitz s’est intensément préoccupé de la « guerre du peuple », la guerre entre autres menée, non plus par des professionnels mais  par le peuple en armes, sous forme de partisans. Il a d’ailleurs été stationné en 1815 au Mans, avec le IIIe corps prussien, ce qui lui a permis d’étudier de près la guerre de Vendée, son intérêt pour cette dernière ne se démentant jamais. La question est pour lui de savoir, dans la perspective de la création d’une Landwehr dans son pays, ce que valent les opérations d’une armée populaire improvisée. 
 

Toutefois, l’importance de l’expérience « suisse » a été pour Clausewitz beaucoup plus importante. Après la défaite de Iéna-Auerstedt, en 1808, il est fait prisonnier avec le prince Auguste de Prusse, dont il est l’aide de camp. Les deux hommes sont d’abord assignés à résidence en France puis s’installent au château de Coppet. Ils y demeureront plus de deux mois, hôte de Mme de Stael. La relation entretenue par Clausewitz avec elle sera excellente, tandis que son « patron » tombera éperdument amoureux de Juliette Récamier que son aide-de-camp, en revanche, ne peut pas sentir. Clausewitz parcourra la région, se rendra à Yverdon pour y visiter l’institut de Pestalozzi et s’entretenir avec ce dernier, dont il récuse d’ailleurs partiellement les méthodes pédagogiques. Il se liera d’amitié avec August Wilhelm Schlegel, philosophe de l’esthétique, critique, traducteur, qui est au service de la baronne de Staël et qui le renforcera dans l’idée de la supériorité de la culture allemande sur la française. 


Clausewitz, grand lecteur de Johannes von Müller, auteur d’une monumentale Histoire de la Suisse, admire l’ancienne Confédération et ses traditions militaires, l’idée d’un peuple de paysans-montagnards prenant les armes le fascine et rejoint ses préoccupations. Son rêve de visiter la Suisse centrale ne se réalisera toutefois pas. 


Comment la pensée militaire prussienne évolua-t-elle par la suite ? Elle est en effet souvent résumée à une forme d'obsession pour la bataille décisive qui doit décider d'une guerre.



Après les victoires de 1870-71 sur la France, l’invincibilité militaire prussienne est érigée en  dogme, alors que les méthodes pratiquées dans cette armée font école dans le monde entier.  Les officiers prussiens continuent à travailler beaucoup, en soumettant à une analyse serrée les victoires de leur système, qui sont celles aussi de Moltke, chef du Grand état-major.  Bien entendu (ou Dieu merci) des voix discordantes se font entendre ; parmi les plus puissantes, celle de Colmar von der Goltz qui montre, entre autres, que la « levée en masse » pratiquée par Gambetta, aurait pu constituer une menace mortelle en 1871 pour l’armée prussienne, jusque-là victorieuse.
 

Le chef du grand état-major, le comte von Schlieffen va mettre au point une série de plans, postulant une gigantesque manœuvre d’enveloppement, avec violation de la neutralité belge,  qui doit mettre la France à genoux. Trop systématique, trop rigide, elle échouera. D’une part elle aura sous-estimé le redressement militaire français, d’autre part pas assez tenu compte des composantes politiques, entre autres du fait que France. Grande Bretagne et Russie sont alliés. Mais cet échec de la « première armée du monde »  ne démontre-t-il pas que pour gagner une guerre, il faut avoir perdu la précédente.  

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